Touchante Tosca à Toulon, triomphe sur la rade
L’équipe scénique, dirigée par Silvia Paoli, pétrie de sa connaissance des rouages dramaturgiques, insuffle à une partition bien connue un intense parfum qui tient le public en haleine jusqu’au dénouement. La direction d’acteur, jamais littérale par rapport au texte, coule de source avec naturel et précision, permettant aux chanteurs d’exprimer par leurs postures et gestes corporels leur essence principale ainsi que les désirs, émotions et actions qui en découlent.
Les décors (Andrea Belli) sont de la même eau limpide. La tension entre minimalisme et baroque est entretenue tout au long des trois actes. De grandes étoffes blanches forment le cadre principal de la scène, telle une surface de projection chromatique (lumières de Fiammetta Baldiserri réalisées par Marie Lambert-Le Bihan). Elles deviennent de plus en plus « vert de gris » avec l’avancée du drame et se resserrent sur les personnages principaux, les prenant ainsi en étau, instrument de torture physique et psychologique. Elles tranchent sur le noir des costumes symboliques (Valeria Donata Bettella) et confèrent au drame sa dimension épidermique, ainsi que des voiles ou des suaires, enveloppant ou dissimulant les corps. Les rares accessoires sont, quant à eux, emblématiques : échafaudage mobile, crucifix géant, table de Cène, et permettent de traiter la scène comme une toile picturale, en écho à l’activité de peintre de Mario.
La Floria Tosca de la soprano polonaise Ewa Vesin (qui remplace Keri Alkema, souffrante) expose des moyens vocaux et dramatiques de cantatrice tragique. La voix s’étire d’un pôle à l’autre de sa tessiture, qu’elle investit à la fois en chanteuse et en actrice, afin de restituer le personnage de la Diva. Elle incorpore habilement de la voix parlée à l’intérieur de son chant, afin d’opérer une synthèse entre ses personnages et ses mediums d’expression, lançant ses mots-clés par des coups de glotte enragés. Elle creuse la tombe de son timbre par de beaux graves comme elle gravit la coupole de sa tessiture par de divins aigus, dans sa rage et sa passion, autant dans son Vissi d’arte que dans toutes ses apparitions.
Le chevalier Cavaradossi est entonné avec une chair de miel par le ténor Riccardo Massi, dont les aigus, légèrement serrés au départ, s’auréolent de lumière dorée avec l’avancée du drame. Il prend le temps d’allumer le moteur puissant de son vibrato et concentre tous ses moyens d’acteur-chanteur cinématographique dans son air le plus entendu et attendu. Le bois d’ébène initial dont il chauffe sa voix, devient alors une surface miroitante et prend davantage de relief, grâce à sa longueur de souffle. Il atteint alors les amples hauteurs de sa partie sans la décolorer.
Le libidineux Baron Scarpia du baryton Daniel Miroslaw incendie son instrument comme une torche, à l’aide de la poudre à canon explosive de son timbre et de sa puissance tranchante d’émission. Mais c’est moins son articulation et sa diction que sa capacité à prolonger la couleur amère de ses voyelles qui construit son personnage. Ses ouvertures de mâchoire produisent des mimiques obliques, tandis que ses épaules semblent rouler, comme des mécaniques, autour de sa tête. L’ensemble exprime le caractère retors du chef de la police secrète, auréolé de ses « mouches » (espions trainant leurs oreilles dans la foule pendant l’Ancien Régime), les gardes noirs hantant les couches inférieures de l’humanité. Il sait se voûter vers ses proies, prêt à les engloutir, avec une élasticité de reptile, sans pour autant caricaturer ce rôle traître et de traître.
L’émission de la basse française François Lis, en Cesare Angelotti, déchire les tentures de la scène, dans son rôle éruptif, à l’aide d’un instrument acéré et tranchant. Telle la pointe d’une plume trempée dans l’encre noire, son timbre a la discrète rugosité d’une gravure monochrome.
Le sbire de Scarpia, Spoletta, est campé par le ténor Vincent Ordonneau. Il se révèle davantage acteur que chanteur, comme le suggère le rôle. Son accoutrement mafieux (un manteau de fourrure années quatre-vingt) enrobe un instrument au fin vibrato, qui convient à son statut d’excroissance soumise aux noirs desseins de Scarpia.
Le Sacristain du baryton-basse Frédéric Goncalves a cette dimension bouffe, qui est également pré-dessinée par son rôle mais particulière dans cet univers interlope qui déteint même sur lui. Il tient, par exemple, une baguette de pain à la verticale, entouré de ses jeunes enfants de chœur. Il se montre à sa place, dans le jeu d’acteur comme dans l’émission du chanteur, l’un et l’autre aussi agiles. Sa diction sifflante et susurrante est de circonstance, tant il semble protéger les sombres secrets d’un clergé de confessionnal, soumis aux échos généreux des nefs baroques.
Le Sciarrone du baryton français Florent Leroux-Roche fait, dans ses quelques notes, tinter son timbre d’étain et d’étau, tandis qu’il soumet à la torture le malheureux Mario. Il est secondé par le Geôlier, Jean Delobel, ténébreux. Un rôle travesti de Berger, lumineux, est confié à Adèle Yvinek (ils sont respectivement membre du Chœur et de la Maîtrise maison).
La direction musicale du jeune et altier chef Valerio Galli, fidèle à la maison d’Opéra toulonnaise, insuffle de la première seconde au dernier soupir, une énergie puissante, tant à la fosse qu’au plateau. Transparences et expansions belcantistes sont immédiatement là, tandis qu’il fait bouillonner dans un grand athanor l’alchimie orchestrale de l’œuvre. Depuis la fosse, se perçoit sa gestique puissante, ses bras formant des cercles vers l’avant, comme une rotative implacable : rouleau compresseur du destin, étau symphonique de ce drame de la passion. La phalange toulonnaise produit des textures haletantes, qui jamais ne s’effilochent, ainsi que de monumentales fanfares, sur lesquelles les vocalités pucciniennes viennent se poser.
Le Chœur ainsi que la Maîtrise de l’Opéra de Toulon et du Conservatoire TPM (Toulon Provence Méditerranée) sont soigneusement préparés et unifiés par Christophe Bernollin. Visuellement, l’ensemble vocal mime un irrésistible peuple dévot : moines, nonnes ou fidèles. Vocalement, il tient partout son rang sonore, sans perdre de ses couleurs, y compris depuis les coulisses. Il produit un « Te deum laudamus » à la dimension d’un péplum, à l’acmé -scénique- de l’œuvre : le martyr de Saint-André surmonté des quatre évangélistes, en réplique parfaite de la toile présente dans l’église du livret, Sant’Andrea della Valle.
Le spectacle, improbable épure baroque, a quelque chose de surnaturel, autant pour les yeux que les oreilles. Il fait mouche sur un public qui n’en finit pas d’applaudir avec ferveur.