Conlon présente Bernstein : travail mémoriel à Baltimore
Le chef James Colon le dit explicitement lors de ses interventions ce soir (comme il en parlait dans notre interview), il a conçu ce concert comme un voyage mémoriel entre les traditions musicales viennoises de l’ancien monde, celui d’avant la Seconde Guerre mondiale, et l’arrivée dans une nouvelle terre d’accueil, les Etats-Unis. Le voyage va de Brahms, caractéristique de la musique allemande de la fin du XIXe siècle à Bernstein, père d’une certaine modernité musicale, entre jazz et musique nouvelle, en passant par Franz Schreker. Ce compositeur méconnu (hormis de nos lecteurs, en particulier alors que la création française du Chercheur de trésors s’annonce à l’Opéra national du Rhin), victime de l’autodaphé nazi, est un des compositeurs caractéristiques de l’engagement de Conlon pour ceux qu’il appelle les « Recovered composers », et qui doivent être joués. Comme Conlon l’explique, même si ces partitions ont été retrouvées, la musique n’existe vraiment que quand elle est jouée.
La seconde partie du concert est alors dédiée à l’autre versant mémoriel : non plus les compositeurs spoliés et oubliés à cause du régime nazi, mais cette fois-ci la mémoire de l’Holocaust de manière plus générale, par des compositeurs juifs réfugiés ou ayant survécu. Samuel Pisar écrit ainsi ici son propre Kaddish [texte de glorification de Dieu, en particulier dans les situations de deuil ou d’enterrement] pour la Symphonie n°3 - Kaddish de Bernstein. Ce texte, en surimpression de la musique, est récité pour l’occasion par Judith et Leah Pisar, dans un double hommage, à la fois au génocide des Juifs dont Samuel Pisar porte la voix, et à Samuel Pisar lui-même en tant que père et mari aujourd’hui disparu.
L’orchestre évite avec bonheur de tomber dans les travers d’une musique lourde d’émotions, mais au contraire assure avec un grand professionnalisme une vigueur sans cesse renouvelée tout au long du concert. Les pupitres sont techniques et précis, en particulier les cordes, menées par le violon solo Jonathan Carney. Cette vivacité rentre cependant en légère contradiction avec la technique du chœur d’adulte, celui de l’University of Maryland qui manque en effet de diction et de netteté dans ses approches, bien qu’il compense par un certain dynamisme dans l’interprétation, et une grande harmonie entre les voix, ménagées notamment par la souplesse des altos et les graves assurés des basses. Les ténors montrent ici une belle puissance dans leurs parties solos, notamment dans les aigus. Les sopranos sortent aussi du lot, avec une douceur bienvenue, qui donne une nuance supplémentaire au texte du kaddish (les chœurs chantent une version en araméen).

Le chœur d’enfants, ici le Maryland State Boychoir, est plus discret dans la partition de Bernstein, avec un peu de souffle dans l’interprétation, mais de belles résonances dans les voix graves, qui font écho aux sopranos du chœur d’adultes. Ce chœur d’enfants apporte aussi beaucoup de poésie, en répondant à la voix de la soprano Diana Newman. Si cette version avec deux récitantes met un peu sur le côté les interventions vocales de la chanteuse, l’auditoire a tout de même le temps d’apprécier sa belle technique vocale. Diana Newman fait ici du défaut des chœurs une force, en choisissant une interprétation lointaine, en accord avec un timbre profond et inspiré. La chanteuse associe en effet une chaleur de l’approche musicale, notamment dans les extrêmes, avec une finesse dans l’attaque technique, qui lui permet d’assurer des aigus difficiles, et manquant d’ailleurs parfois un petit peu de précision. Le public salue ici la dimension joueuse que la soprano donne aux derniers moments de la symphonie, qui permet de finir sur une note plus légère.
Des sourires s’allument aussi dans les yeux des deux grandes performeuses vocales de la soirée, Judith et Leah Pisar, lorsque s’achève le Kaddish, in « our common home » : dans notre maison à tous, la planète pour Samuel Pisar, le beau Joseph Meyerhoff Symphony Hall ce soir pour les musiciens et le public qui applaudit longuement avec un recueillement plein d’espoir.
