Rigoletto au-delà des apparences à l’Opéra de Rouen Normandie
Créée à l’Opéra National de Lorraine à Nancy, cette production du Rigoletto de Verdi dans une mise en scène de Richard Brunel (Directeur de l'Opéra national de Lyon) transporte l’action au sein d’une compagnie de ballet un rien décadente, dirigée par le personnage du Duc malsain et priapique, après avoir connu ses heures de gloire sous l’égide de Rigoletto.
Ce dernier vieillissant s’est reconverti en pseudo chorégraphe de la troupe. Il n’est pas ici représenté en infirme, mais plutôt comme un homme profondément blessé tant dans sa chair -il boite suite à une sérieuse blessure- que dans son âme avec la disparition de son épouse, une ballerine célèbre. Dès lors (comme dans le livret), il s’accroche à sa fille Gilda comme à une bouée de sauvetage, l’étouffant par son amour exclusif et la brimant dans ses élans tout en reportant sur l’ensemble de son entourage une haine farouche.
Au sein de ce drame, la figure de la mère s’incarne ici par le fantôme de cette dernière, virevoltant sur scène, tentant de conjuguer les extrêmes et de calmer les dissensions entre le père et sa fille.
La danseuse étoile Agnès Letestu (qui a fait ses adieux en 2013 à l'Opéra national de Paris), incarne avec grâce et une poésie souveraine cet esprit tout de souffrance, ce dans une chorégraphie aboutie de Maxime Thomas. À l’heure de la mort de Gilda, au milieu des lumières et d’une sorte de brouillard, Agnès Letestu se lance dans l’interprétation fascinante de la fameuse Danse Serpentine de la danseuse et chorégraphe américaine, Loïe Fuller, pionnière de la danse moderne dans les premières années du XXe siècle. Ce mouvement désespéré et tout de gravité apparaît comme un moment particulièrement fort du spectacle proposé par Richard Brunel.
Bien entendu, cette transposition osée propose son lot de discordances avec le texte de l’ouvrage et montre ses limites en la matière. Pour autant, la mise en scène ne manque pas d’idées et n’hésite pas à basculer dans le "grotesque" (essentiel chez Victor Hugo) notamment vis-à-vis du chœur (accentus) sollicité tant au niveau du chant que de la danse. Les décors astucieux et très en situation d’Etienne Pluss, les costumes de Thibault Vancraenenbroeck -dont celui de Gilda ici habillée comme une teenager rebelle-, les lumières signées par Laurent Castaingt, de haute qualité et collant sans conteste avec l’approche globale, forment un socle cohérent et s’accordent avec la vision particulière du metteur en scène.
Placé à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, le Directeur musical maison Ben Glassberg propose pour sa part une conduite à la fois très dramatique et comme constamment enfiévrée, imposant un tempo rapide et jamais relâché. Il met totalement en valeur les forces induites par la musique de Verdi et ses bouleversements. Par contre, cette volonté affirmée ne permet guère aux chanteurs de s’épancher comme il le faudrait : ils apparaissent quelquefois un peu bousculés dans leurs intentions.
C’est le cas pour Pene Pati qui a recouvré la presque totalité de ses moyens d'exception depuis les représentations de Moïse et Pharaon au dernier Festival d’Aix-en-Provence. Le timbre apparaît toujours solaire et possède un charme immédiat. Mais ici, il ne parvient pas, du fait de cette dynamique trop vive, à laisser pleinement s’épanouir ses suraigus et ses demi-teintes. Son bonheur d’être en scène, même si le personnage du Duc n’est certes pas au plan dramatique des plus sympathiques, transparaît par contre à chaque instant.
Rosa Feola (mariée à la ville à Sergio Vitale qui incarne ici son père, paradoxes de l’opéra !) a interprété Gilda sur de nombreuses scènes lyriques dont le Metropolitan Opera de New York. Comme Pene Pati, elle ne parvient pas tout à fait à libérer comme elle le souhaiterait une voix de soprano lyrique sensible et d’une exquise finesse expressive. Dotée d’un timbre ravissant, Rosa Feola donne de Gilda une interprétation soignée et d’une belle justesse d’ensemble. Une certaine part de souplesse fait cependant défaut à son chant en cette soirée et deux ou trois aigus peuvent paraître un rien acides.
Chantant pour la première fois le rôle de Rigoletto, Sergio Vitale fait mouche. Son incarnation, qui pourra s’affirmer plus encore au fil des différentes productions auxquelles il devrait logiquement participer (Rigoletto est un rôle d’expérience), répond déjà à de nombreux critères : une voix de baryton longue et très assise, aux reflets mordorés, juste mordante comme il convient, sans ces relents véristes qui trop souvent affectent la ligne de chant d’autres interprètes du bouffon. L’aigu un peu fragile encore reste toutefois à fortifier.
Paul Gay campe un Sparafucile inquiétant à souhait, sa voix de baryton me-basse révélant comme une assise nouvelle et plus sombre, avec un grave libéré. Pour sa part, Jean-Fernand Setti investit de sa voix de basse particulièrement imposante le rôle du Comte de Monterone. Ses malédictions emplissent la salle avec toute l’acuité voulue. Katarina Bradić développe une voix de mezzo capiteuse et pleine de reliefs dans le rôle de Maddalena, tandis qu’Aurélia Legay campe une Giovanna bien prompte à servir ses propres intérêts. Le baryton Richard Rittelmann emporte d’une bouchée le rôle de Marullo, tandis que le jeune ténor Julien Henric se distingue dans celui de Matteo Borsa par sa musicalité et Nicolas Legoux, basse, dans celui du Comte Ceprano dont il parvient à donner un relief certain. La soprano Juliette Raffin-Gay incarne la malheureuse Comtesse Ceprano avec justesse et une jolie voix, tandis que le ravissant page d’Héloïse Poulet apporte la touche sensible au spectacle.
Fort chaleureusement accueillie par le public de l’Opéra de Rouen Normandie, cette production de Rigoletto est retransmise en direct à 18h ce samedi 24 septembre sur de nombreux écrans de la région Normandie et à Rouen au sein de l’Abbatiale Saint-Ouen (du fait du temps incertain, et non depuis la place de la Cathédrale comme prévu initialement).