Ouverture enflammée du Festival Verdi 2022 : La Force du destin entre parmesan et sauce bolognaise
La capitale de la province natale de Giuseppe Verdi, Parme organise pour la 22e fois ce Festival en son honneur, un événement automnal qui clôture la saison des grands festivals internationaux. L'édition 2022 s'avère particulière pour de multiples raisons : d'abord, les artistes retrouvent leur public devant un théâtre comble après deux années Covid éprouvantes. Ensuite, cette soirée est dédiée à la grande chanteuse Renata Tebaldi, dont le centenaire de la naissance est marqué par une exposition in loco. Mais aussi, en dernier lieu, un conflit retentissant éclate en ce soir de première en raison du choix d’inviter les phalanges musicales venues de la capitale de la région (d'Émilie Romagne), le Chœur et l'Orchestre du Teatro Comunale de Bologne pour cette nouvelle production de La Force du destin qui ouvre le Festival de Parme. Une partie du public (incluant des musiciens locaux) proteste ainsi vivement depuis la salle contre le chef Roberto Abbado (Directeur artistique du Festival depuis 2018) à chacune de ses entrées en fosse, avec huées, sifflets (y compris littéralement avec un sifflet, luttant contre les applaudissements) ainsi qu'une banderole déployée sur un balcon et sur laquelle est inscrit en italien : "Ne touchez pas au Regio !" (Teatro Regio de Parme). Ce conflit parmesan rappelle celui de l'Opéra de Bordeaux en 2018/2019.

La pratique d'inviter d'autres orchestres tels que le Philharmonique Arturo Toscanini, le Symphonique de la RAI et le lyrique de Bologne n'a rien d'inhabituel en cette maison, y compris pour l'ouverture du Festival mais c'est le fait de se priver de l'orchestre et du chœur local, a fortiori en cette date de retrouvailles particulières, qui a visiblement été la goutte de trop pour une partie du public.
Cette nouvelle production de La Force du destin (co-produite avec Montpellier, Palerme et Bologne), est signée du metteur en scène franco-grec Yannis Kokkos qui, en revanche, reste dans la tradition et dans le respect (de l'œuvre). Signant mise en scène, décors et costumes, il opte pour des choix clairs : un code vestimentaire d'époque (XIXe siècle), avec des mouvements d'acteurs qui se lisent facilement et sans ambiguïtés. L'innovation réside dans la scénographie : objets ruinés et perméables, façades et débris des maisons et églises dans une perspective tordue (inclinée, en pente), soulignant le désespoir, la morosité de la guerre et le regard déformé sur la vie qui en dérive. Les décors immobiles forment le fond du plateau (et comme le fond de sauce), dans un effet renforcé avec le ciel gris et rouge qui offre une image presque dystopique : la malédiction surplombe tout. En revanche, cet effet n'est pas servi par les quelques effets vidéos, projetés comme par surprise pour se figer ensuite.

La démarche globale de Kokkos met en cohérence les (poignantes) in-cohérences des diverses parties musicales et dramaturgiques de cet opéra-péripéties, "épique et intime" (selon ses dires), même le numéro de ballet qu'il transforme en une danse macabre.

Pour cette ouverture du Festival, la distribution vocale est internationale et stellaire. Dans le rôle de Leonora, la soprano ukrainienne Liudmyla Monastyrska (très prisée et devenue porte-parole de la paix en ce moment de guerre dans sa patrie) offre une prestation investie tant sur le plan vocal que dramatique. L'appareil est puissant et adossé à une émission fortement vibrée, mais qui nuit au phrasé et à la clarté de la prononciation. La justesse est en revanche immuable et assurée aux deux bouts de sa gamme. Elle s'épanouit musicalement dans les passages moins dramatiques, comme son air final, élégamment nuancé et touchant.

La voix "éternellement juvénile" du ténor Gregory Kunde (en Alvaro) s'avère ce soir quelque peu fatiguée. Il exprime pourtant une endurance remarquée en cette longue soirée de quatre actes, mais peine à égaler la masse d'orchestre, tandis que le souffle paraît un peu écourté. Son expression manque d'élasticité et de finesse au départ, mais se rattrape par la suite, notamment au IIIe acte lorsqu'il chante avec un accompagnement allégé, manifestant toute sa maîtrise vocale : la suavité du ton, le phrasé belcantiste (modéré) et la projection savamment dosée.

Le baryton mongol dans le rôle de Carlo, Amartuvshin Enkhbat impressionne par la finesse et la rondeur de sa ligne étoffée, sur un timbre de velours à la fois chaleureux et sombre, au phrasé purement verdien. L'intonation et l'articulation sont soignées et sans failles, rendant son interprétation la plus convaincante de toute la distribution. Le baryton-basse Marko Mimica qui interprète Père Guardiano arbore une sonorité nourrie et colorée, d'une assise profonde et ancrée, bien projetée dans l'espace avec autorité vocale et spirituelle. En revanche, le vibrato parfois démesuré dessert ses efforts, le son devenant plus crispé et tendu à mesure qu'il monte sur l'échelle mélodique.

Roberto de Candia est un Fra Melitone un peu comique et cher au public, aux couleurs vocales claires-obscures qui s'élancent sur une émission tremblante et peu stable. Annalisa Stroppa en Preziosilla déborde d'une énergie lumineuse avec sa voix pointue et perçante mais les graves manquent d'appui et le phrasé de conviction (certains passages intrépides la laissent derrière l'orchestre).

Le chanteur parmesan (né dans cette ville et artistiquement en ce Théâtre où il a fait ses débuts) Marco Spotti offre au Marquis de Calatrava sa basse étoffée et profonde, légèrement vibrée mais souveraine et posée vocalement, assez solide en termes de rythme. En Mastro Trabuco, la technique d'Andrea Giovannini ne lui permet pas d'être en phase avec la justesse, mais avec le texte, net et perceptible. Natalia Gavrilan chante Curra de sa voix à la fois large, claire et légère, mais moyennement maîtrisée. Enfin le baryton colombien Jacobo Ochoa incarne l'Alcade avec une ligne svelte et vacillante, alors qu'Andrea Pellegrini en chirurgien s'exprime par une voix grave, robuste et solidement projetée.
Roberto Abbado ne se laisse pas perturber par les bruyantes huées lancées à son encontre avant qu'il ne lance sa direction : assurée et pleine d'élan, elle plonge l'auditoire au cœur de la tragédie en insufflant un pathos dramatique à l'ouverture, dans cette salle qui ne compte pas parmi les plus sonores. L'équilibre des sections orchestrales est au rendez-vous, avec des cordes souveraines et des solistes remarqués (notamment flûte, hautbois et harpe). Le Chœur du Teatro Comunale de Bologne excelle dans les hymnes religieux, sonores et touchants de tous les côtés. Leur engagement enjoué, avec une énergie belligérante ou un rythme dansant, est même parfois disproportionné lors des parties en pupitres séparés (la pâte sonore masculine n'est pas excessivement charnue).

À l'issue du spectacle, le public applaudit fort les solistes, ce qui émeut aux larmes Gregory Kunde, tandis que le chef et sa phalange sont à nouveau violemment sifflés. Les détracteurs lancent même des feuilles du haut du troisième balcon, rappelant la célèbre scène du film Senso de Visconti dans un tout autre contexte et pour de bien autres raisons mais auxquelles il est également fait allusion dans les messages hostiles que contiennent ces feuillets (en langue nationale comme en dialecte régional).