Benjamin Bernheim à Aix-en-Provence : poète de l’Amour et de Mahler
En parallèle de ses opéras, le Festival d’Aix-en-Provence propose une série de concerts, notamment vocaux, qui entrent en correspondance subtile avec les principaux axes dramaturgiques de l’édition 2022. Le programme du récital qu’offre ainsi ce duo est en trois volets (Schumann, Mahler, Chausson) faisant écho au thème de l’amour impossible qui traverse les œuvres données au Festival, et musicalement, au Mahler tragique de la Symphonie n°2 Résurrection, mise en scène cette année en ouverture, au Stadium de Vitrolles.
L’auditorium Campra du conservatoire Darius Milhaud, qui se tient à deux pas du Grand Théâtre de Provence, est une salle idéale pour le Lied et la mélodie, accompagnés au piano. Sa jauge et son acoustique, particulièrement directe, sont à même d’accueillir la confession intime et l’expression de l’ineffable attachées à ce répertoire, surtout quand elles sont portées par des artistes de la trempe de Benjamin Bernheim et Mathieu Pordoy.
L'attitude de Benjamin Bernheim, rigoureuse mais habitée vis-à-vis des œuvres rend délicat leur premier abord, le premier pas posé sur un nouveau continent, comme avec les Dichterliebe (Les Amours du poète de Schumann).
Le cycle schumanien semble exiger, chez le ténor, un peu tendu dans le premier tiers du récital, une acclimatation à l’acoustique de la salle, pour y déployer sa conception, fervente ou populaire. Si les graves de sa tessiture et les souffles pianissimo sont bien là, avec leur voile de tendresse, le timbre - et avec lui la projection - se veut caractérisé, souvent corsé, parfois nasillard, quelques fois même trop incisif. Le chanteur semble vouloir transformer le monologue en dialogue entre deux dimensions d’une même psyché (comme le fera Schumann, entre Eusébius et Florestan), une psyché désorientée qui se situe dans une zone hybride entre la lumière de l’amour et l’accablement de l’absence.
Avec l’avancée dans le cycle et dans le récital, de Schumann à Chausson, jusqu'à L’Invitation au voyage de Duparc et Morgen de Richard Strauss en bis, Bernheim, vient, progressivement, enrouler de feutrine ses cordes vocales, pour patiner le son, sur le plan de la couleur, de la texture, comme de l’intensité.
Les soubresauts de l’âme romantique sont alors mis sous la protection d’un édredon pudique et moelleux. À partir d’un murmure, quasi spectral ou tendre, les amplifications puissantes vers les cimes proviennent alors des élans naturels du corps et du cœur, tandis que le chanteur trouve son identité vocale et l’adapte aux dimensions du lieu.
Il peut alors à loisir mobiliser son timbre nasillard, grinçant, ironique, parfois grotesque, dans le Mahler des Wunderhorn-Lieder (Le Cor merveilleux de l’enfant), le chanteur s’amusant et accompagnant discrètement les ritournelles du pianiste. L’exploration théâtrale de la voix prend tout son sens dans sa compréhension des textes lui permettant d’interpréter un opéra de poche, soutenu par le symphonisme puissant de la partie de piano.
Dans l’ensemble de son répertoire, Bernheim soigne particulièrement la diction, compose ses mots et ses phrases avec autant de clarté que de legato, d’articulation et de lissage du texte, dans l’allemand comme dans le français. Il plante certains mots comme des clous dans le plancher de sa ligne (« yeux ») tandis que d’autres flottent comme de petits fanions (« matin d’été »).
Au piano, Mathieu Pordoy fait merveille, ses doigts semblant mettre en vibration 88 cordes sensibles, faisant oublier la complexe mécanique des touches, au profit d’un jeu profond, comme une longue coulée lumineuse, dans laquelle toute l’expression se concentre. Sa complicité avec le ténor est d’ordre lyrique, et se déploie lorsque la voix se tait, au cours des longs intermèdes du Poème de l’amour et de la mer. Elle est également rythmique, non seulement sur le plan de la métrique, mais sur celui de l'énergie.
Les deux musiciens, pleinement complices, semblent se tenir à la naissance du son lorsqu'il devient texte poétique, capturant sa nature expressive sans discontinuité.
Un public particulièrement attentif et informé applaudit sans relâche ce moment de grâce, ce voyage vers un continent rêvé où tout n’est qu’ordre et beauté.