Anna Prohaska & friends, récompenses des châtiments au Festival d’Aix-en-Provence
Dans la cour intimiste de l’Hôtel Maynier d’Oppède, situé en face de la place de l’Archevêché, site historique du Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, le sort en est -musicalement- jeté.
Comme cela devient habituel chez les jeunes générations d’artistes, la forme abstraite et séquentielle du récital -succession plus ou moins organisée autour d’un compositeur, d’un style, d’une chronologie- est revisitée au profit du développement global d’une thématique, qui fait de l’agencement des œuvres, une œuvre en soi, structurée ici en deux parties : la persécution et la mort (entre psaume, oratorios et prière de sorcière). Les frontières deviennent dès lors poreuses entre les époques d’écriture (du premier baroque à la création contemporaine), les compositeurs (de l’obscur Vincenzo Bonizzi au célébrissime Haendel), les genres (de la suite instrumentale à l’opéra), les combinaisons chambristes (du duo à l’ensemble composite), les performances des chanteurs-acteurs (du chant à la parole accompagnée de percussion), les langues (allemand, anglais, italien, etc.), tandis que des bribes de mise en scène/dramaturgie confèrent au concert un caractère spectaculaire original.
Les musiciens pérégrinent en musique jusqu’à la scène sans prévenir que le spectacle vient de commencer, étonnant d'autant que la première robe d’Anna Prohaska semble emprunter au vestiaire de Morticia Addams (le violoncelliste au jeu échevelé Nicolas Altstaedt achèvera pour sa part le récital en kimono noir et visage blanchi à la chaux, tandis que le claviériste au jeu hypnotique Francesco Corti aura circulé entre le clavecin, le piano, l’orgue et le célesta).
Chaque soliste a également son moment de gloire virtuose, puisant dans le riche répertoire pour clavecin (Haendel, Marais) ou violoncelle (Berio, Rihm). Mais le chant prend toute sa place, en tant qu’il porte la langue : celle qui jette un sort, celle qui charme, celle qui se plaint à travers les temps et notamment les nôtres (avec Wolfgang Rihm et Jörg Widmann pour deux commandes du Musikfest Berlin, ville où la soprano réside et travaille).
Dans ces deux opus notamment, la chanteuse est aussi actrice, prêtant son instrument étirable à l’envi à l’expression paroxystique, déjà contenue en germe dans le répertoire baroque. Le grave de sa tessiture est éteint, comme pour mieux s’éclairer de mille volts dans les hauteurs. La ligne vocale est claire, directe, sans aspérité, aiguisée comme une épée laser, lumineuse comme une baguette magique. La chanteuse y montre son art diversifié de la vocalise, du tricotage baroque au Sprechgesang (parlé-chanté) contemporain, avec une capacité a priori paraissant illimitée à moduler timbres, dynamiques et inflexions expressives. L’aigu s’épanouit en auréole diaphane même lorsqu'elle regarde en direction du sol ou (dans les moments concertants) lorsqu'elle plonge ses yeux dans le geste instrumental de ses partenaires, pour y conformer l’énergie, l’expression et le timbre de sa partie faisant corps avec eux.
La longueur de souffle, l’imagination en matière de couleur sonore, est mise au service d’une exploration des confins de la voix, afin de contacter le lyrisme essentiel qui traverse les siècles et les genres. Elle parvient à épanouir le son et à le mimer avec ses bras agiles terminés par de longs doigts (qu’elle aime former en griffe), pour en faire aussi bien ressortir nasillements d’outre-tombe et aigus paradisiaques. Elle se sert de la langue mise en musique comme d’une matière noble, conférant une nouvelle langueur à l’anglais, une nouvelle plasticité à l’allemand.
Elle arpente ainsi les langues comme les styles et les sons jusqu'à rythmer son débit vocal par des percussions (gong, caisse claire, petites cloches), le tout se déroulant au fil de déplacements stylistiques et scéniques (sur pas moins de quatorze opus).
Le concert se passe ainsi comme un chemin d’exploration sonore de toutes les versions possibles de la souffrance psychique, qui s’achève dans un refrain jubilatoire, aux saveurs néotonales de cabaret.
Cette nouvelle composition scénico-lyrique, avec toute l’énergie, la virtuosité et l’imagination qui la porte, émerveille un public de curieux, qui applaudit et accueille cette proposition comme une fraiche ondée d’été.