Don Carlo Bel Canto à l’Opéra de Marseille
La mise en scène semble s'inspirer de ce geste (s'éloignant du Grand Opéra français en cinq actes) : la scénographie sobre est comme lestée de plomb, accueillant la gestuelle hiératique des protagonistes, le drapé des costumes de Katia Duflot, les décors rectangulaires d'Emmanuelle Favre, les animations vidéo minimalistes de Virgile Koering, les lumières surgissant des ténèbres de Marc Delamézière. L’ensemble vient symboliser le poids de l’Institution, réglant la vie des peuples et des individus, et plus particulièrement de l’Église catholique pendant l’Inquisition : ses crucifix, ses encens et ses autodafés.
Cette lecture réaliste, monochrome et littérale du livret, demande aux chanteurs de s’abandonner à l’essence du style verdien, d’en dégager la puissante simplicité, aussi bien vocalement que physiquement. Le plateau vocal, dans l’ensemble, y parvient, notamment les deux rôles féminins, la Reine Elisabeth et la Princesse Eboli.
La soprano Chiara Isotton se fond dans la stature noblement tourmentée du rôle d’Elisabeth. Son instrument, ample, plastique, ductile, s’étire ou se replie, à la faveur des motifs, virtuoses, que lui réserve la partition. Sa manière d’entrer dans le son orchestral, ou dans celui de ses partenaires, en particulier dans les duos, est toujours juste et contrôlée. Elle empoigne l’auditeur depuis un fil vocal frissonnant qu’elle projette et déclame en tragédienne, mobilisant toutes les ressources d’un instrument capable de faire surgir d’amples amplifications. Ses pianissimi filés, comme à bout de souffle, n’en deviennent que plus saisissants et révèlent des zones sonores au timbre poudreux de lys blanc, en particulier sur le nom de Carlo.

La Princesse Eboli de la mezzo-soprano Varduhi Abrahamyan incarne un autre archétype de femme en majesté, capable d’assurer et assumer les événements tragiques que suscitent ses poisons intérieurs. Elle est crédible aussi bien dans l’espagnolade stylée que dans la confession impudique de ses fautes à sa reine de cœur. Le vibrato, nullement décoratif, est contrôlé finement, et semble provenir de l’intérieur d’un instrument tour à tour agile, comme un félin, et menaçant, comme une vipère (Je connais ton pouvoir, tu ignores le mien, dit-elle à Posa). Sa voix longue nait de l’amertume et y retourne.
Deux rôles succincts, fonctionnels, sont distribués aux femmes : le Page de la Reine, Tebaldo pétillant, de Caroline Géa, la Voix céleste, planante, de Cécile Lo Bianco.

À ce quatuor s’opposent de plus nombreux rôles masculins, tous caractérisés et gravitant vers les tessitures les plus sombres.
Le rôle-titre est interprété par le ténor argentin Marcelo Puente. Le rôle, très délicat à interpréter, entre pusillanimité et honnêteté, réclame de l’interprète un art de chanteur-acteur studio, allusif et intérieur, qui lui fait défaut. C’est avec un ténor de clair métal, un vibrato d’apparat, ainsi qu’une gestuelle convenue qu’il construit ce rôle, il est vrai, d’homme-enfant, qui préfère le sein maternel à l’épée paternelle. Il parvient à donner plus de dimension à son rôle lors du troisième acte, et offre, il est vrai, dans les ensembles, si fondamentaux dans cette œuvre, un soutien appréciable à ses partenaires.
S’y oppose, point par point, dans le livret, comme à la scène, son ami intime, Rodrigo di Posa, qui est en même temps le confident de son père Philippe II. Jérôme Boutillier a la noblesse du personnage, qu’il épouse de toute la longueur et l’homogénéité de sa ligne de chant, aux reflets d’épée flamboyante. Les modulations dynamiques sont graduées avec justesse, l’émission est à sa place. Il est le deuxième moteur de l’action, le double vertueux de la Princesse Eboli, et en a, version baryton, les moyens vocaux et expressifs.

Le pouvoir temporel incombe au Philippe II de la basse Nicolas Courjal. Sans se complaire dans le caractère très reconnaissable de son timbre, qu’il semble devoir à ses résonateurs naturels, l’interprète construit un personnage trouble, un homme-double. Il est ce mari solitaire comme ce chef intransigeant, pris en étau entre devoir et pouvoir. Le timbre, avec des grondements de source volcanique, pleure, condamne et se consume. Il préfigure le monde spectral dans lequel rôde Charles Quint, dans le drame de Schiller.

Le Grand inquisiteur de la basse Simon Lim incarne de manière inquiétante la blanche noirceur de ce Deus ex machina terrifiant, à la tête d’une brigade d’hommes d’Église. S’il n’a pas le timbre de timbale de Nicolas Courjal, il lance ses anathèmes avec une projection verticale ainsi qu’un timbre à la texture de granit, l’ensemble produisant son effet terrifiant.

L’annonciateur du drame, le moine de Jacques-Greg Belobo, viendra le clore, en spectre de Charles Quint. Cette troisième basse de la partition assure au rôle une vocalité efficace, se tenant entre deux mondes.

Il Conte di Lerma (Christophe Berry) et Araldo (Samy Camps) viennent ajouter leurs notes fugaces et justes à une partition qui sacrifie aux conventions du grand opéra et à ses rôles multiples. Les députés flamands (Lionel Delbruyère, Jean-Marie Delpas, Florent Leroux Roche, Jonathan Pilate, Dmitro Voronov) produisent une douce liqueur, homogène, à la manière dont Verdi travaille désormais les ensembles et les chœurs, expression de l’unité et de l’unanimité républicaine qu’il appelle de ses vœux.

Les Chœurs, présents sans jamais étouffer le plateau, préparés par Emmanuel Trenque, apportent leur souffle collectif à ce drame familial avec une facilité apparente. C’est tout ce monde que parvient à animer et synchroniser la direction musicale experte de Paolo Arrivabeni, avec en fosse l'Orchestre maison galvanisé. Sa gestique, tantôt verticale et glaciale, tantôt sinueuse et ardente, semble non pas produire le son, mais l’accueillir, le comprendre, afin d’assurer une harmonie profonde entre la fosse, bien nommée ici, et le plateau. Le chef suscite les doublures et les prolongements instrumentaux qui font de l’orchestre de Verdi, tel un grand chaudron, un acteur doté de son âme propre. Les soli, de violoncelle, de clarinette, comme les textures des différents pupitres, la harpe utilisée à contre-emploi, en fanfare, apportent un mouvement émotionnel parfois gommé par la pureté de la scénographie.
De très longs applaudissements accueillent, en ce soir de première, ce spectacle qui résonne toujours aussi puissamment avec les actualités, de conflits et de sacrifices pour la liberté.
