Netrebko à la Philharmonie de Paris : retrouvailles électriques
Avant son arrivée sur scène, le public avait déjà applaudi à deux reprises pour signifier son impatience comme son soutien. À son entrée, l'ovation est immédiate, puissante, et couvre les quelques invectives adressées à la diva russe au sujet de la guerre en Ukraine. Des huées se font entendre contre le détracteur, les applaudissements renchérissent. Anna Netrebko, quant à elle, adresse des saluts plein d'assurance et s'empresse de faire signe au pianiste, Malcolm Martineau, et au violoniste, Giovanni Andrea Zanon, afin de commencer le récital.
La voix s'élève, déclamée, dans le premier air d’Adriana Lecouvreur (Cilea, « Ecco: respiro appena… ») que la chanteuse connaît bien. Le timbre séduit dès les premières paroles chantées ("Tutti uscite !"), à la fois rond, centré, entre cuivre et velours. Les respirations sont prises avec douceur et plénitude permettant au son de voyager aisément dans la grande salle Boulez, se réverbérant contre les murs et les parois avec puissance et générosité, se chauffant au fil des airs, chansons et Lieder choisis pour la soirée.
Le programme ressemble trait pour trait à celui que la chanteuse avait proposé dans le cadre des Met Stars Live in Concert en février 2021 (pour l'institution lyrique new yorkaise où elle est désormais non grata), composé principalement de chansons russes (Tchaikovski, Rimski-Korsakov et Rachmaninov) avec cinq incursions dans, respectivement, le répertoire français (Debussy, Charpentier, Saint-Saëns et Offenbach), le répertoire allemand (Lieder de Strauss) et d’autres, plus timides, dans le répertoire italien (Leoncavallo et Tosti), tchèque (Chants tzigane, Dvořak) et américain (The Ballad of Baby Doe, Douglas Moore). La diva russe trouve ce soir une souplesse nouvelle et semble apporter un soin tout particulier aux ornements et variations, nourrie sans doute par l’enthousiasme indéfectible que lui manifeste le public entre chaque morceau.
Si, durant la première partie, l’allemand de « Morgen » et « Breit über mein Haupt » (Strauss) se fait aussi peu comprendre que les vers de Verlaine (« Il pleure dans mon cœur », Debussy), la ligne de chant est soignée, portée par un souffle intarissable, permettant à l’artiste de jouer avec les couleurs de sa voix et les intentions des poèmes sans qu’aucun obstacle technique ne vienne jamais limiter l’effet recherché : demi-teintes tenues, crescendi titanesques, piani effleurés et évanescents, l’arsenal déployé impressionne, tirant élégance et expressivité aussi bien de la voix que des gestes, toujours gracieux et à propos. La prononciation brumeuse l’est moins lorsque l’artiste interprète des morceaux qu’elle a depuis plus longtemps à son répertoire (« Depuis le jour » de Charpentier, qui succède au Debussy, est beaucoup plus compréhensible) mais également lors de la deuxième partie du récital, où la chanteuse parvient à rassembler l’émission et à ciseler les voyelles avec une plus grande précision, répondant, dans les deux derniers Strauss au programme, aux exigences de la prosodie allemande.
C’est toutefois dans le répertoire russe que la soprano déploie toute la rondeur du timbre dans la grande musicalité apportée au texte et aux inflexions, fêtant l’été, craignant la nuit, vivant la mélancolie aussi bien que la légèreté dans les chants de Tchaïkovski, Rimsky-Korsakov ou Rachmaninoff. En tchèque, la berceuse de Dvořák, chantée d’une voix caressante remporte aussi un vif succès.
Après l’entracte, Anna Netrebko est rejointe par Elena Maximova pour le duo de Lisa et Polina dans La Dame de Pique (Tchaïkovski) et pour la Barcarolle des Contes d’Hoffmann. Le timbre de la mezzo-soprano, noir et ténébreux, se mariant bien avec celui de sa collègue, produit l’effet escompté même si la voix manque parfois de légèreté, notamment dans les notes tenues où s’installe un vibrato un peu large. Toutefois, la chanteuse n’a pas le loisir de se chauffer au gré de mélodies comme c’est le cas d’Anna Netrebko, ce qui peut justifier la légère indocilité de son instrument.
Giovanni Andrea Zanon, violoniste italien de 24 ans, livre une prestation sensible, virtuose et discrète, cherchant toujours à se fondre dans l’ambiance des morceaux sans qu’aucun effet, trop appuyé, ne vienne casser la fluidité de son jeu ou voler la vedette à la voix mise en avant. Le son, rond et précis, se mêle aux inflexions pianistiques, avec une évidence saluée. Malcolm Martineau, enfin, visiblement surpris par l’accueil impétueux du public lorsqu’il vient saluer, propose de bout en bout un jeu pianistique souple, très à l’écoute et extrêmement musical, soutenant avec justesse et goût les intentions de la chanteuse.
Après un « Printemps qui commence » très joliment rendu, bien que ce soit un air de mezzo-soprano (comme le rappelle Netrebko en disant avec une grimace « Let’s go back to coloratura now ! »), le récital s’achève avec deux morceaux : la ballade de Baby Doe (Douglas Moore), où la chanteuse se permet tout dans une santé vocale insolante, et « La serenata » de Tosti, très applaudie, laissant derrière elle un sentiment mélancolique et doux. La soirée se termine sur trois bis, « In quelle trine morbide » tiré de Manon Lescaut (Puccini), Il Bacio de Luigi Arditi et « Non ti scordar di me » (Ernesto di Curtis) chanté en duo avec Elena Maximova, réunissant les quatre interprètes une dernière fois.
Le public accueille ce dernier morceau debout, standing ovation à laquelle s’oppose, à la sortie, un groupe de manifestants brandissant des drapeaux ukrainiens et scandant « Netrebko collabo ».