Les larmes de Marie-Madeleine inondent la Philharmonie de Paris
Marie-Madeleine aux pieds du Christ qui figure à l’important catalogue (une quarantaine) d’oratorios composés par Antonio Caldara relate le difficile cheminement de Marie-Madeleine vers le Christ et les affres qu’elle traverse pour choisir entre le bien et le mal, l’amour sacré et l’amour profane. Le concert à la Philharmonie de Paris résonne ainsi avec la période de Pâques et des choix.
Aux côtés de Marie-Madeleine, cinq personnages interviennent dans un grand nombre de récits et d’airs (61 numéros au total) dans une stricte alternance, des ritournelles instrumentales composant un lien entre les différents protagonistes. Cette régularité formelle renferme cependant une formidable variété d’émotions allant du désespoir de Marie-Madeleine à la joie finale de l’Amour céleste en passant par la fureur de l’Amour terrestre. L’intensité dramatique qui en découle révèle un compositeur qui, comme le signalait Johann Mattheson (compositeur contemporain de Caldara) possédait « une grande connaissance des sentiments humains et des émotions ».
Marie Madeleine, figure du repentir, est incarnée ce soir par la soprano italienne Giulia Semenzato qui impose immédiatement sa force expressive. Ses doutes émanent en plaintes touchantes qu’elle distille sur un fil de voix, l’intensité apparaissant avec son désir de faire une croix sur ses erreurs passées. Son timbre apparaît infailliblement équilibré et rayonnant. Elle entrelace ses mélismes à ceux des violons en évoquant les chaînes des désirs qu’elle souhaite dénouer à force de larmes. Les pleurs sont évoqués dans une expressivité exacerbée, la voix révélée à nu atteignant le public en plein cœur après être venue à bout des reproches du pharisien. Rassurée par le pardon du Christ, elle achève l'œuvre dans un apaisement tout aussi subjuguant.
Les deux personnages qui se disputent l’âme de Marie-Madeleine sont confiés à la voix charnue de la contralto Helena Rasker pour l’amour terrestre, l’amour céleste revenant au timbre angélique du jeune contre-ténor Alberto Miguélez Rouco. La première investit pleinement son personnage, aussi bien théâtralement que vocalement, voluptueuse de rondeur et brillante de plaisir. Le second colle à l’aspect éthéré du personnage préservant une vocalité souple et précise sans effort apparent, délivrant le texte du bout des lèvres. S’ils ne paraissent hélas pas totalement convaincus lorsqu’ils doivent montrer leur force respective pour le seul duo de l'œuvre (la contralto disparaissant quelque peu dans le grave et le contre-ténor ne quittant pas sa réserve), la chanteuse impressionne néanmoins dans ses airs de colère accompagnés de vocalises implacables de rage et de désir de vengeance tandis que l’espagnol révèle davantage de ferveur en faisant sonner des castagnettes pour évoquer la liesse générale finale.
La Norvégienne Marianne Beate Kielland prête sa voix franche et résonnante de mezzo-soprano au rôle de Marthe. L’exaltation du personnage se distingue par un chant sonore, aux débuts de phrases projetés sans vibration d’où résultent quelques sons poussés mais vite oubliés cependant, tant ses vocalises sont agiles et son ornementation souple.
Le rôle du pharisien est campé avec autorité par le baryton norvégien Johannes Weisser. D’un timbre assuré aux graves caverneux, il demande des comptes à Marie-Madeleine et ce avec de plus en plus d’ampleur car il ne se laisse pas convaincre aisément (il résiste à l’aide de vocalises détachées et mordantes). Lorsqu’il admet le possible changement de l’héroïne après avoir été sermonné par le Christ, il contrôle l’intensité de son chant dans une retenue pouvant cependant fragiliser son émission et faire entendre un léger souffle.
Le ténor anglais Joshua Ellicott incarne le Christ de sa voix majestueuse et ancrée. Bien que sa participation soit réduite à deux airs, son émission directe et sans mystère lui assure une présence remarquée.
La variété expressive de l'œuvre repose également sur l’engagement expert du Freiburger Barockorchester et notamment sur la richesse du continuo. René Jacobs s’en explique d’ailleurs en détails dans le programme : « L’utilisation de deux orgues, un clavecin, une harpe, un théorbe et une guitare comme instruments polyphoniques, une basse de violon, une gambe, une contrebasse et un basson comme instruments mélodiques offrent une variété aussi grande que possible pour servir le mouvement dramatique ». Violoncelliste confirmé, Caldara utilise en effet l’instrument dans sa virtuosité pour évoquer la vanité, tandis que le trouble de Marie-Madeleine semble dépeint par le basson si véloce que le bruit des clés participe à l’agitation. Deux violons solo brillent également dans les intermèdes et se déplacent même près de Marie-Madeleine afin d’accorder au plus près leurs phrasés. René Jacobs, trônant face aux musiciens, indique les départs et le tactus de façon sommaire, le rendu musical enthousiasmant découlant certainement d’un travail précis en amont sur le choix des tempi, des phrasés, des respirations, de l’accentuation…
Même si la grande salle de la Philharmonie n’est pas comble, le public présent en ce week-end de Pâques clame son enchantement et applaudit fortement les artistes.