Cosi fan tutte à Rouen : jeu de dupe ou jeu dangereux ?
Cosi fan tutte, dernier opus de la trilogie Mozart-da Ponte, est un sommet musical, chaque aria et chaque ensemble étant en mesure de soulever un frisson. Si l’œuvre est souvent critiquée, c’est pour son livret : deux amants, Guglielmo et Ferrando, se déguisent afin de tester la fidélité de leurs fiancées, les deux sœurs Fiodiligi et Dorabella, dans le cadre d’un pari pris avec leur ami Don Alfonso dont la devise est « Inconstantes, ainsi sont-elles toutes » (cosi fan tutte en italien). Bien sûr, il est toujours difficile à croire pour le public que les fiancées ne reconnaissent pas leurs amants, aussi grimés soient-ils ! Le metteur en scène et Directeur de l’Opéra de Rouen, Frédéric Roels, adopte donc un parti-pris, détaillé dans le programme de salle, qui met l’eau à la bouche : les deux demoiselles, loin d’être dupées par le trio masculin, participent à un jeu de rôle en toute connaissance de cause. Leur avenir tracé, ces deux couples de la haute société se prêtent donc à cette fantaisie le temps d’une nuit de rallye. Les deux femmes prennent même une part active aux définitions des règles puisqu’elles choisissent elles-mêmes de croiser les deux couples. L’intérêt dramatique d’une telle approche est évident : l’enjeu consiste à suivre l’impact que ce jeu gardera une fois achevé, sur ces deux couples si sûrs de leur pérennité.
Cosi Fan Tutte de Mozart à Rouen (© JPouget)
Le premier acte est à ce titre très réussi : les sourires en coin des jeunes femmes crédibilisent cette approche. Dès la première scène, observant les portraits de leurs amoureux sur leurs smartphones (dont les coques sont assorties à leurs robes signées Lionel Lesire), chacune se pâme aussi bien sur la beauté de son amant que sur celle de celui de sa sœur. D’ailleurs, les déguisements adoptés par les deux jeunes hommes sont sommaires et laissent peu de place à une tromperie : fausse moustache, lunettes de soleil et jogging fluo, qui provoquent des rires moqueurs chez les deux femmes à leur arrivée. Durant la scène du suicide, les jeunes femmes ne paraissent pas désespérer le moins du monde, leurs parties vocales étant d’ailleurs soutenues par une accentuation enjouée de la flûte.
Ce concept de mise en scène souffre en revanche bien plus de la rigueur du livret dans la seconde partie : les personnages passent par des sentiments si extrêmes (y compris lors du finale, lorsque les masques tombent) et se posent des questions si précises (« Que diront nos deux fiancés s’ils apprennent que nous avons accepté de voir ces deux étrangers ? ») qu’il devient malaisé de croire à un jeu. Sans doute eut-il fallu, pour que la démarche fonctionne plus pleinement, rester plus ambigu dans la note d’intention sur la conscience qu’ont ou non les deux demoiselles du jeu de leurs amants.
Au-delà de ces préoccupations, il convient de saluer la multitude de trouvailles de mise en scène (les selfies au moment du départ, Don Alfonso qui filme sur tablette les scènes les plus cocasses du jeu de rôle, les jeux de costumes entre Fiodiligi et Ferrando, l’intrigue parallèle entre Don Alfonso et la soubrette Despina, etc.) ainsi que la scénographie, signée Bruno de Lavenère, très propre et esthétique.
Anna Stroppa en Dorabella, coque de téléphone et robe assorties (© JPouget)
La distribution, quant à elle, est jeune et talentueuse. Ferrando est interprété par Cyrille Dubois, qui reprendra le rôle pour une date en février à Bastille (réservation ici). Le ténor dispose d’une superbe maîtrise de son instrument : les aigus sont lumineux, les médiums légèrement couverts afin d’en tirer un timbre de bronze, ce qui ne l’empêche pas de trouver sans problème l’unique grave de sa partition. En mozartien accompli, il adopte un phrasé léger et déroule de brillantes vocalises. Non moins à l’aise malgré un mal de gorge, Gabrielle Philiponet, qui nous avait tant impressionnés dans Don Giovanni à Nantes la saison passée (lire le compte-rendu), incarne une Fiordiligi dont la résistance face à Ferrando témoigne d’une fragilité émotionnelle que la soprano souligne avec justesse. Aimantant les regards, elle séduit par le charme de son vibrato. Ses graves, très sollicités, sont plus inégaux, tantôt difficiles à émettre mais tantôt d’une grande puissance dramatique. Parfaitement nuancée durant son air final, elle tient une pause lascive, affichant un joli legato et un souffle maîtrisé.
Sa sœur, Dorabella, prend les traits de la pétillante Annalisa Stroppa dont le timbre chaud, bien que légèrement voilé dans le médium durant les premières scènes, s’affirme progressivement au cours de l’ouvrage, prenant de plus en plus de chair. Son amant, Guglielmo, est interprété par Vincenzo Nizzardo, dont le jeu convainquant s’allie à une grande amplitude vocale. Ses graves font frémir et la subtilité de son dernier air, tout en retenue, laisse le public sur une note enthousiaste.
Laurent Alvaro interprète un Don Alfonso charmeur, qui étale le plaisir qu’il prend à ce jeu de rôle dont il mène la danse. Susurrant son air du Phénix avec une grâce maligne, il reste toutefois peu audible dans le trio Soave sia il vento qui s’en retrouve déséquilibré (la brise se prenant dans les voilures du décor durant cette scène est en revanche tout à fait poétique). De même, ses fins de phrases pourraient être plus soutenues, d’autant qu’il affiche une puissance vocale éclatante sur certains passages, comme son arioso Nel mare solca. Son jeu de séduction avec Despina, chantée par Eduarda Melo, donne du piquant à l’intrigue. La soprano portugaise, peu à l’aise dans ses première interventions, monte rapidement en puissance. Sa voix flûtée et agile dans les aigus se fait plus ample dans les passages plus lyriques. Elle joue une soubrette à la candeur enjouée et à l’ingénuité amusée. Ses interventions en docteur et en notaire, caustiques à souhait, sont réussies.
Annalisa Stroppa et Gabrielle Philiponet (© JPouget)
L’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie se fait léger et remuant dans un style parfaitement adapté à l’œuvre. L’énergie insufflée par le chef Andreas Spering met globalement en valeur la partition. Ce dernier adopte toutefois un tempo rapide lors du trio des rires (E voi ridete?), mettant les interprètes dans l’embarras. Il ne parvient pas non plus à éviter quelques décalages rythmiques entre la fosse et la scène (sur le premier quintette notamment). Le Chœur Accentus est associé à celui de l’Opéra de Rouen sous la direction de Christophe Grapperon. Placé dans la salle durant le premier acte, il revient sur scène durant la seconde partie. Affublés de cornes très symboliques, ils apportent un plateau de pommes (qui ne le sont pas moins) qu’un geste malheureux renversera. Brillant dans ses interventions, il remplit parfaitement sa fonction.