La vie (de Bohème) reprend au Teatro Colón
La mise en scène traditionnelle de Stefano Trespidi est reprise à l’identique (notre compte-rendu de cette production en 2018) jusque dans les moindres détails. Costumes (Imme Möller), décors, lumières, trucages (scénographie d’Enrique Bordolini), déplacements : tout ravive le souvenir de ce spectacle (et d’un monde d’avant), jusqu’à la malencontreuse porte d’entrée côté cour de la cambuse des quatre compères qui reste fréquemment grande ouverte alors que l’on meurt de froid, à proprement parler, dans La Bohème. Le plateau de l’acte II montrant le café Momus demeure intact dans la splendeur de sa composition, jouant sur l’effet de foule des chœurs occupant toute la profondeur de champ de la scène, le tout renforcé par l’action chorale sur le plan sonore (enfants et adultes préparés respectivement par César Bustamante et Miguel Martínez).
La direction musicale, attentive aux chanteurs, présente des nuances de volume précises et soignées dans les différentes familles d’instruments de l’Orchestre permanent du Colón qui offre une palette de coloris travaillée. Elle est assurée cette fois-ci par le chef français Alain Guingal qui réalise une prestation chaleureusement appréciée et applaudie.

Le plateau vocal est, après cette touche de renouvellement en fosse, la deuxième nouveauté de la soirée. Seuls Sergio Spina (Parpignol) et Luis Gaeta (Benoît), tous deux s’étant brillamment illustrés en 2019 dans Falstaff, retrouvent avec un enthousiasme vocal audible et la chaleur de leur timbre leur rôle respectif dans La Bohème de 2018. Mozartienne confirmée, très présente sur la scène du Colón et acclamée en Liu de Turandot in loco en 2019, Verónica Cangemi reprend le rôle de Mimi (dix ans après sa prestation à Tokyo). Avec une certaine assurance vocale et dramatique, la voix présente des épanchements touchants et les duos (notamment au troisième acte) s’inscrivent dans des modèles d’équilibre. Le timbre, virevoltant et chamarré, est élégant et charmeur. Son caractère placide sied à la fragilité de son personnage, même si les élans de gravité et de profondeur ne trouvent pas d’occasions plus fréquentes pour s’épanouir dans les projections de la soprano argentine. Le public, toujours prompt à encourager ses compatriotes, salue la prestation.

De son côté, la jeune soprano italienne Giuliana Gianfaldoni campe une Musetta modérément appréciée par le public, avec une modestie théâtrale et vocale peu en phase avec son personnage, si haut en couleurs. La beauté gracile du timbre aurait dû être davantage mise au profit de l’expressivité. Les projections semblent étroites, tendues comme un fil, ne parvenant pas à rendre le lyrisme attendu. Seuls les pianissimi marquant la fin de son air « Quando me’n vo’ » parviennent à se lover dans une apesanteur cotonneuse de temps suspendu.

C’est incontestablement le ténor italo-albanais Saimir Pirgu qui fait vibrer l’applaudimètre dans le rôle du poète Rodolfo. Puissant et ferme, l’organe vocal qui se chauffe après sa rencontre avec Mimi fait preuve d’une belle profondeur, ses projections sont droites et motivées par une articulation ouverte. La chaleur du timbre correspond bien à celle de l’amoureux transi, les accents stylistiques sont ceux d’une sincérité émotionnelle au profit du drame en marche. Si le contrat vocal est donc rempli, la prestation est moins convaincue sous l’angle théâtral, souffrant par moment, comme d’ailleurs pour ses trois compagnons de chambrée, de gestes exagérés, d’un histrionisme relevant d’une direction d’acteurs manquant de nuances dans les choix opérés.

Les deux barytons du plateau rivalisent d’expressivité. L’Uruguayen Alfonso Mujica (entendu lui aussi dans Turandot dans le rôle de Ping) incarne le peintre Marcello. Il possède une voix posée et un timbre agréable qui se prête bien au jeu de l’entrelacement amical avec Rodolfo, lorsqu’il est en duo avec lui. L’équilibre des timbres est ainsi remarqué au dernier acte. Le musicien Schaunard est chanté par l’Argentin Juan Font. Sa voix expose des projections bien articulées qui lui assurent une certaine prestance, même si elles semblent parfois manquer d’épaisseur ou de rondeurs dans le gras du timbre.

Les voix de basse donnent du relief au plateau vocal. D’une part, Fernando Radó (remarqué dans Norma) prête vie et volume au philosophe Colline, les inflexions dans les graves renforçant l’épaisseur de son personnage et offrant un contrepoint piquant dans ses interventions en groupe. D’autre part, Emiliano Bulacios (qui a chanté Schlemil dans Les Contes d’Hoffmann) trouve des placements et des accents vocaux chaleureux en phase avec le caractère débonnaire et comique de son personnage d’Alcindoro tandis que Claudio Rotella (Guardia) et Leonardo Fontana (Aduanero) possèdent, pour le premier, un timbre satiné et des projections fermes et, pour le second, une voix ample, claire et solidement charpentée.

Si cette Bohème, reçue avec nuance mais peut-être aussi pas mal de soulagement par le public venu en nombre pour la première, ouvre la saison 2022 du Teatro Colón (régie par un calendrier propre à l’hémisphère sud), elle initie aussi une série de reprises et de reprogrammations suite à la pandémie de Covid. C’est avec un autre titre de Puccini que le Teatro Colón poursuivra ainsi, entre autres projets cette année, la tradition qui consiste à repositionner les mises en scène de feu Roberto Oswald, metteur en scène régulièrement honoré qui verra sa Tosca reprise en fin d’année, avec Anna Netrebko dans le rôle titre et Yusif Eyvazov celui du peintre Mario Cavaradossi… si les circonstances le permettent.
