Passion selon Pichon et Pygmalion à l'Auditorium de Bordeaux
Le programme insère deux moments a cappella au début du spectacle, dans la lucarne lumineuse située dans la partie la plus haute de la galerie, tandis que la soprano Perrine Devillers, issue du chœur, vient faire naître d’une voix pure et primitive la musique, comme pour ouvrir la première page de l’Evangile selon Saint Jean : « Au commencement était le Verbe ». Sa voix diaphane et filée est bientôt rejointe par le chœur a cappella, pour entonner un extrait anonyme ("O tristesse, O douleur"). Le chef Raphaël Pichon obtient une pâte encore plus cohésive que la veille, les cuivres et timbales cédant la place à de longues parties concertantes du violoncelle et au théorbe installant un climat globalement plus sombre. Ces parties, en particulier l’orgue toujours doucement flûté, sont des baumes qui viennent assouplir le drame chanté. Le triptyque de ces concerts, et singulièrement cette œuvre, placés entre vie terrestre et céleste (du Christ) est toujours dirigé par Raphaël Pichon dans un affermissement progressif et dosé, entre moments de tension soliste et de libération choriste.
Le chassé-croisé des chœurs fait toujours -comme la veille- son plein effet. Se regroupant, se tenant en demi-cercle, s’égaillant sur toute la scène, tant acoustiquement que visuellement, ils se déplacent, se déplient, s’intervertissent pupitre par pupitre, pour signifier les errements et ambivalences de l'humain. Ils envoient les décibels, de manière aussi sidérante que libératoire, dans l’introduction et l’épilogue, les paroles de sagesse et les vociférations de la foule. Les lumières de Bertrand Couderc alternent les climats et les nuances de pénombre : des rayons blanchâtres et sépulcraux aussi crus que la violence, à ce rose charnel qui vient signifier la force de l’amour de l’humanité pour elle-même et par elle-même.
L’Evangéliste Julian Prégardien se donne corps et âme à ce drame, qu’il vit pleinement, sans même jeter un œil à une éventuelle partition. Encore plus que la veille, il souligne la trame de son rôle en mettant certains vocables en surbrillance. Sa voix longue est mise au service du propos avec émotion et projection, depuis la mélopée angélique jusqu’à la colère sacrée. Sa main droite semble ouvrir la voie de l’interprétation. L’instrument est tour à tour véhément (jusqu'au cri), suavement nasalisé dans les moments d’accalmie, et s'épanouit en air vivant et vivifiant.
Le Christ est chanté par Huw Montague Rendall, maturé depuis la Nativité de la veille. Il prend sa place musicale centrale, changeant plusieurs fois de place scénique, le regard lointain du voyageur philosophe. Consolidant le message quitte à augmenter le chemin de croix, Raphaël Pichon insère dans le programme des extraits d’œuvres qui prolongent le supplice, ou à l’inverse, apportent leur dimension consolatrice. L’allure noble de la posture physique du chanteur, le calme déroulement des paroles, parfois leur véhémence, descendent alors dans les ténèbres. Sa tessiture de baryton rencontre alors la limite de ses graves mais sa minceur y est compensée par la dynamique et le placement.
Le contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Djian remplace Sara Mingardo (remplacée la veille par Helena Rasker et le lendemain par William Shelton). Son timbre, précautionneusement nasalisé, s’envole vers la coupole de sa gorge en accomplissant de subtiles amplifications à l’aide d’un souffle toujours nourri d’une matière liquoreuse. Il prend une voix de pythie, dans son duo avec le Christ, mobilisant de subtiles résonances intérieures avec un filet de voix éthéré.
À l’autre extrémité de la tessiture, le baryton-basse Christian Immler endosse le rôle de Pilate, qu'il incarne autant qu'il le chante. Il avance doucement, dans une lumière crue et blafarde annonçant son rôle funeste. Il essaie pourtant de sauver le Christ, avec l'assurance de sa voix de pierre taillée, de gravure à l’eau-forte, encore lestée de soutien par rapport à la veille. Il fait appel à un vibrato implorant, une ligne vocale qui semble s’enrouler sur elle-même, pour indiquer la voie au peuple.
Laurence Kilsby sort du chœur, pour écouler avec facilité sa partie de témoin du drame. Son instrument se caractérise par sa brillance, sa longueur de souffle et son timbre plein. Un membre du chœur, Pierre Virly, à la haute carrure, interprète avec le retrait qui s’impose, mais également la nervosité de quelques glissandi, le personnage de Pierre.
La soprano chinoise Ying Fang, fidèle à son interprétation solaire de la veille, intervient par deux fois. Elle permet au spectacle de planer dans les hauteurs, tandis que sa voix cristalline et son art consommé du mezza-voce est parcouru de petites escales produites par les mouvements infimes de sa gorge, tant dans les gammes montantes et descendantes que les petites cellules ascendantes qui composent sa partie.
Le public, encore plus qu’hier, retient son souffle, et s’en libère par des applaudissements et des acclamations, que reçoivent, avec le sentiment du devoir accompli, les forces scéniques, en ces temps de guerre et de pandémie.
Bach et la Vie du Christ par Pichon et Pygmalion à Bordeaux en trois temps, trois vidéos intégrales et trois comptes-rendus Ôlyrix :
1. Nativité 2. Passion 3. Résurrection-Ascension