Les Noces de Figaro, deuxième ! au Palais Garnier
La mise en scène de cet opus intrinsèquement lié aux affaires sociétales devient ici le miroir du monde et de l'opéra qui n'est pas immunisé contre les tribulations de la société. Cette mise en abyme démasque ainsi la nature fragile de cet art, ne serait-ce qu'en rappelant combien l'Opéra de Paris reste sous la menace permanente d'annulations : ces Noces de Figaro par Netia Jones ont ainsi subi deux soirées annulées et six distributions différentes à cause des infections au Covid-19. Néanmoins, cette deuxième distribution officiellement prévue (avec Miah Persson dans le rôle de la Comtesse Almaviva) esquive heureusement ce danger et se présente devant la pleine jauge de Garnier, en bonne santé physique et vocale.
Pour ses débuts à l'Opéra de Paris, Netia Jones réalise presqu'entièrement ce spectacle : metteuse en scène, vidéaste, décoratrice et costumière, elle propose une lecture qui privilégie Beaumarchais à da Ponte, tout en transposant le récit dans le théâtre et le temps présent. L'action se passe donc dans les coulisses du Palais Garnier, réalisant ainsi une mise en abyme (un procédé qui existe déjà dans plusieurs opéras, y compris de Mozart). Cette transposition spatio-temporelle s'effectue avec pertinence grâce à une analyse minutieuse du texte qui trouve son écho dans les gestes des personnages, ainsi que sur les images vidéo. La hiérarchie sociale devient la hiérarchie théâtrale, dans laquelle Figaro joue un perruquier, Suzanne une couturière, Basile un chef de chant, les Almaviva étant vedettes lyriques, alors que Barbarine est une danseuse du corps de ballet. Ils sont membres d'une troupe qui s'apprête à donner un spectacle (peut-être Les Noces de Figaro ?), renforçant davantage la dimension de la méta-théâtralité ("réflexive", en miroir). Cette idée de la perméabilité entre la vie et le théâtre (et inversement), se traduit par les costumes, les porosités et cloisonnements scéniques (nombreuses portes des loges, fenêtres, rideaux et murs). La projection vidéo est employée avec une fonction d'accessoire, parfois au service du propos, parfois comme un décor qui peint le contexte de l'action (spatial surtout), en particulier via la diffusion de définitions des termes théâtraux (entracte, rideau, loge, etc.). Cette lecture savante passe toutefois au second plan la part comique de l'œuvre et la comédie de mœurs (ou alors sur le registre du gag) et, au final, l'aspect féministe et subversif de la pièce de Beaumarchais (la "victoire" des valets) n'est pas exploité au-delà de ce qu'en dit le texte, même si les intentions de la metteuse en scène restent lisibles.
Gustavo Dudamel dirige, pour sa première production au Palais Garnier, une partition qui lui est familière. Sa conduite symphonique impose un son quelque peu lesté et fougueux, poussant un tempo rapide qui, sans être excessif, devance parfois celui des solistes. L'ensemble orchestral est cohérent, alors que le Chœur de la maison peine à se faire entendre derrière les masques (le texte devient presqu'entièrement inintelligible).
Luca Pisaroni incarne Figaro avec une présence vocale stable, assurée et convaincue. Ses graves sont charnus et ronds, à la différence des cimes, serrées et poussives. Les récitatifs sont bien phrasés et prononcés, son italien étant toujours éloquent. Son air final met en avant son long souffle et la finesse de l'exécution mélodique.
Débutante dans la maison, la soprano chinoise Ying Fang incarne Susanna après avoir été absente des deux premières pour des raisons de santé, les deux suivantes ayant été annulées. Sa voix souple domine les aigus et parcourt les vocalises avec aisance. Après un début réservé et parsemé de quelques décalages rythmiques avec la fosse, elle s'épanouit dans la deuxième partie, tant en duo (avec la Comtesse notamment) qu'en solo. La projection est droite et solidement résonnante, appuyée sur la poitrine, tandis que le phrasé est comblé de lyrisme.
La Comtesse est interprétée par la soprano suédoise Miah Persson, qui assure une prestation mesurée et élégante, en phase avec son personnage d'étoile lyrique. Son appareil élastique s'accorde à l'orchestre avec précision tonale et rythmique. Le crescendo final est délicatement façonné, même si son éventail expressif reste plutôt mesuré. Par ailleurs, les notes aiguës piano sont émises avec grandes difficultés, d'une voix tressaillante et fragile.
Peter Mattei est un Comte engagé dans son jeu d'acteur, sérieux et comique à la fois (le gag avec la perceuse provoque un éclat de rire retentissant dans l'auditoire). Sa ligne est sonore et veloutée, ses phrases sont mélodieuses et élégamment pétries. Il se distingue notamment dans les récitatifs -malgré un italien moins italianisant- et reçoit les ovations du public pour la tendresse et l'énergie de l'aria.
Le Cherubino de Lea Desandre est un garçon amoureux et espiègle, qu'elle joue avec beaucoup de persuasion. L'air est entonné avec une élasticité et originalité baroque, assez colorée. En revanche, elle tend à ralentir la marche rythmique, ce qui la désynchronise parfois avec la baguette de Dudamel.
Marcellina (Dorothea Röschmann) est dotée d'une voix pointue aux aigus stables, avec une émission d'intensité inégale. Kseniia Proshina incarne la jeune écolière Barbarina avec la naïveté d'une voix juvénile, mais sa cavatine manque de richesse dans l'expression, le phrasé tendant à raccourcir.
Le baryton Marc Labonnette incarne Antonio d'une voix noircie comme son habit, alors que la prosodie reste nette malgré une partie rapide qui rend son chant proche du parlé. Michael Colvin entre dans la peau et la voix de Don Basilio d'un ténor bouffe, clair, aux notes (légèrement) fausses et comiques. James Creswell présente sa grande voix en Bartolo, légèrement vibrée et à la prononciation éloquente, quoique le son manque de rondeur. Don Curzio (Christophe Mortagne) souffre de problèmes de justesse, mais renforce l'effet comique de sa prestation, tandis que les deux Donne, les sopranos Andrea Cueva Molnar et Ilanah Lobel-Torres, unissent harmonieusement leurs voix légères et lumineuses.
La soirée s'achève sur un dénouement heureux dans une marche impétueuse et explosive, chantée avec brio par l'ensemble des solistes sur scène, récoltant les longs et forts applaudissements d'un Palais Garnier rempli (de félicité).