Strasbourg ouvre la cage aux Oiseaux de Braunfels
En ce soir de première des Oiseaux à Strasbourg, le Directeur de l’Opéra National du Rhin, Alain Perroux est grandement sollicité. Il vient d’abord introduire la soirée, célébrant à la fois la présidence française du Conseil de l’Union européenne et la première interprétation en France d’une œuvre de Walter Braunfels : il revient d’ailleurs en fin de spectacle tendre un portrait du compositeur afin de lui offrir les applaudissements qui lui reviennent. Mais il doit aussi annoncer, avant un vibrant hommage aux métiers de l’opéra, les conséquences de la crise sanitaire sur la représentation, un soliste des vents de l’orchestre ayant été testé positif la veille et quatre de ses collègues étant de fait cas contact, cinq musiciens ont dû être remplacés au dernier moment, tout comme leur chef Aziz Shokhakimov, lui aussi contaminé et remplacé par la jeune cheffe du Studio de la maison Sora Elisabeth Lee, qui obtient aux saluts les honneurs d’une standing ovation.
Multipliant les références (dans le livret comme dans la partition) à Wagner et à Strauss, Braunfels livre une musique somptueuse : la variété et la beauté de ses pages (ce n’est pas pour rien qu’Alain Perroux a souhaité la programmer dès sa première saison à la tête de l’institution) étonne d’autant plus quant à l’absence totale de cet ouvrage sur les scènes françaises depuis sa création en 1920. La cheffe dirige l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg comme une vague montant inexorablement. Les sonorités, liquides ou pâteuses, sont travaillées avec poésie ou expressivité, avec mélancolie ou énergie, comme dans le ballet de l’acte II. Le Chœur de l'Opéra National du Rhin est globalement bien en place et homogène malgré les masques qui leur couvrent le bec, bien qu’un moment de flottement significatif vienne perturber le début du second acte.
Le livret parle d’évasion du quotidien par l’imagination et l’utopie. Ted Huffman place donc l’intrigue dans un open space des années 1980 : les employés, mornes, dans leurs costumes ternes, y font des tâches ennuyeuses sous un éclairage blafard, jusqu’à ce que deux d’entre eux, Fidèlami et Bonespoir, les entrainent dans le rêve d’un monde plus coloré et joyeux. Les bureaux sont renversés, les papiers volent et jonchent le sol comme des plumes dans un poulailler. Mais Zeus le patron revient, fait redescendre tout le monde sur terre en deux mots, et renvoie chacun à son quotidien fastidieux. Seul Bonespoir, transformé par sa rencontre avec le Rossignol, garde, comme une cicatrice, un supplément d’âme, fenêtre ouverte sur le monde.
Marie-Eve Munger, en Rossignol, laisse entendre une voix nourrie, cuivrée, chaude et riche en timbre. Son chant, ancré dans le sol, s’envole, piqué et agile, tissé sur un vibrato rond, perçant dans les ensembles. Dans le duo de l’acte II, son chant nuancé est patiné d’une douce mélancolie. En Bonespoir, Tuomas Katajala projette une voix claire et éclatante, au timbre corsé, au vibrato vif et léger, dans un phrasé très lyrique porté par un souffle puissant. Les graves sont toutefois recherchés en baissant le menton, ce qui en étouffe le son. Cody Quattlebaum est un charismatique Fidèlami, dont la voix très ouverte peine toutefois souvent à survoler l’orchestre. Son timbre impétueux et lumineux a le charme de l’insouciance et de la spontanéité, permises par une diction précise.
Josef Wagner s’élance dans le long monologue de Prométhée avec timidité, ses résonateurs semblant contractés. Mais petit à petit, la voix s’épanouit, notamment libérée par des aigus maîtrisés. Son timbre en acier aiguisé apparaît alors derrière ces premiers nuages. Il construit son récit avec conviction, terminant de manière tempétueuse, avant que Zeus ne déclenche le cataclysme final. Christoph Pohl chante avec conviction une Huppe un peu perchée. Si ses graves battent de l’aile, noyés dans le son de l’orchestre, son timbre sombre et charbonneux, mat et cagneux, se déploie de manière plus épanouie dans l’aigu. Sa diction est aussi précise que son jeu.
Julie Goussot est un Roitelet au timbre coloré, délicatement fruité, à la voix épaisse et bien projetée, tel le son doux d’une flûte à bec. Antoin Herrera-López Kessel chante l’Aigle d’une voix large bien que peu projetée, au timbre ténébreux et au vibrato calme. Daniel Dropulja est un Corbeau à la voix tonnante et franche. Young-Min Suk est un Zeus à la stature imposante et à la voix puissante, peu vibrée.
Le public manifeste son intérêt pour cette découverte (à retrouver dans la série d'Airs du jour que nous avons consacrée à cette œuvre) en accueillant d’une égale bienveillance l’ensemble des protagonistes.