Lucia di Lammermoor à Clermont-Ferrand, l’heure des folles retrouvailles
Elle était initialement prévue au cours de la saison 2020-2021, mais la crise sanitaire avait conduit à son report, et c’est donc en ce mois d’octobre que la nouvelle Lucia portée par Opéra Nomade est présentée au public clermontois. Un public ravi de renouer avec l’art lyrique pour une soirée placée sous le double signe du bel canto et du romantisme, l’œuvre ayant été créée à Naples, en 1835, à la charnière des deux courants. Comme souvent en ces lieux dont il est par ailleurs le directeur, Pierre Thirion-Vallet signe la mise en scène de ce spectacle, en revenant là à davantage de sobriété après une Italienne à Alger transposée à Hollywood, début 2020 (l'opéra de Rossini se prêtant sans doute davantage au burlesque et au décalage spatio-temporel que le dramma tragico de Donizetti). Seule une petite fantaisie est ici permise : l’action est transposée au XIXe siècle, et non au XVIIe comme prévu par le livret. L’atmosphère générale n’en reste pas moins châtelaine et guerrière, la transposition d’une époque à une autre semblant surtout se justifier par un souci esthétique. Ainsi, dans une mise en scène marquée par des couleurs froides sans être tout à fait austères, le décor créé par Frank Aracil consiste en des colonnes disposées sur scène façon puzzle, chacun de leurs quatre côtés étant porteurs de motifs différents. À l’acte I, notamment, les motifs sont ceux d’un tableau de maître figurant une femme nue, façon Courbet, manière très imaginative d’incarner une forme de morcellement de la femme, et surtout de Lucia, derrière des hommes entiers et bien trop autoritaires.
Puis ces mêmes colonnes, par leurs autres motifs et par un simple mouvement de rotation, dépeignent ici les murs d’un château, là les parois d’une imposante sépulture, le tout avec une efficacité esthétique certaine, le dispositif permettant qui plus est de réduire les temps d’attente entre les changements de décors. L’idée n’est pas révolutionnaire mais elle fonctionne bien au service de l’action dramatique, laquelle se trouve idéalement servie aussi par les remarquables costumes de Véronique Henriot, responsable de l’atelier de costumes de la maison locale, qui dévoile là de somptueuses robes à crinoline pour ces dames, et des costumes trois pièces bien ajustés pour les Lords. Le tout marqué par la prédominance d’un vert impérial qui rappelle davantage l’Irlande que l’Ecosse de Walter Scott, sans que le spectateur trouve à en être chagriné, tant l’ensemble est porteur de cohérence et surtout d’une sobriété qui permet de se focaliser pleinement sur l’intrigue et sur les ressorts tragiques qui la nourrissent. Certes, la direction d’acteurs privilégie parfois un peu trop le mouvement lent à l’effusion de gestes fougueux et passionnés.
Lucia crédible sans être habitée
Entendue sur cette même scène en juillet dernier lors du Concours international de chant de Clermont-Ferrand (notre compte-rendu), Heera Bae incarne une Lucia appliquée et investie, porteuse d’une forme de fragilité qui sied évidemment au caractère de son personnage. Mais la soprano sud-coréenne peine à rentrer de manière pleinement aboutie dans le rôle de la femme mortellement déchirée par le tourment amoureux, sans doute parce que la voix, bien qu’agréablement timbrée, manque encore de la profondeur et de l’amplitude nécessaires.
Pourtant, et presque paradoxalement, c’est bien dans la scène de la folie que la soprano, avec ses larmes de sang, semble le plus à son aise, la voix y présentant une rondeur plus affirmée qu’au premier acte, et le chant gagnant en expressivité et en sensibilité. Avant comme après, hélas, et notamment à l’heure de l’expiration funèbre, les aigus ont tendance à être trop poussés et sonores, illustrant certes d’imposants moyens vocaux, mais faisant perdre à cette Lucia ce que des nuances davantage prononcées peuvent apporter de tendresse, et d’apitoiement.
À ses côtés, la soprano Noriko Urata (qui fut ici même Tosca ou Traviata, et plus récemment Cio-Cio San), campe une Alisa loin de passer inaperçue avec sa voix au timbre riche, à l’emploi aussi sonore qu’élastique, faisant regretter de ne pas l'entendre davantage.
Lauréat du concours de chant local, Jiwon Song est un Enrico à la projection pure et équilibrée qui, dès son “Cruda funesta”, dévoile un ample baryton empli de noblesse et d’ardeur de timbre. La ligne de chant est soignée et idéalement nuancée, le phrasé étant ciselé avec soin, le tout contribuant à son incarnation certes pas des plus fougueuses et emportées, mais néanmoins fort convaincante. Fougueux, l’Edgardo de Ragaa Eldin l’est davantage, le ténor égyptien étant de ceux qui chantent avec un élan communicatif, mains jointes portées vers l’avant comme pour mieux prolonger une projection déjà fort sonore. Le chant est porteur de teintes chatoyantes et le legato est soyeux, la performance vocale culminant en un “Tombe degli avi miei” de magnifique et poignante tenue.
Le Raimondo de Federico Benetti offre un bel abattage scénique et une voix pénétrante et large d’émission. Le Normanno de Joseph Kauzman est davantage en retrait, avec son timbre plus impersonnel sans être totalement désagréable à l’oreille. Enfin, Avi Klemberg est un Arturo dont la voix tire avec aisance vers des aigus portés par une belle résonance, mais au vibrato serré.
Dans la fosse, Amaury du Closel, Directeur d'Opéra Nomade depuis vingt ans désormais, conduit les musiciens de l’orchestre Les Métamorphoses, créé par et pour la compagnie. Le maestro y dicte un rythme prudent sans être non plus lymphatique, même si l’ensemble semble parfois manquer de passion et d’élan sonore, notamment chez des cordes dont le lyrisme devrait plus s'affirmer, avec accents et nuances davantage prononcés. L’ensemble reste correct et se laisse entendre de manière agréable, le chef devant toutefois jouer de quelques coups de baguette pour remédier à quelques décalages entre musiciens et chanteurs. La flûte, impeccable de justesse et de musicalité dans la scène de la folie, se distingue. Quant à la quinzaine de choristes d'Opéra Nomade, ensemble d’où ressortent surtout les voix masculines, ils remplissent leur rôle avec efficacité et non sans un entrain perceptible, même s’ils restent souvent bien trop figés sur scène.
De belle tenue générale, donc, et gagnant en intensité jusque dans la double mort finale des deux héros, cette Lucia clermontoise se conclut par une chaude ovation, elle qui sera ensuite amenée à tourner ces prochains mois, dans le Nord de la France et même au Luxembourg.