Don Giovanni se met dans de beaux draps à Toulon
Non seulement ce libertin lecteur de Sade collectionne les femmes comme autant d’objets à consommer sur place, mais il ne respecte pas les gestes barrière en prenant la main du Commandeur, en gage d’invitation à dîner. Ce jeu glacé de main chaude causera sa perte, comme si Mozart et son librettiste da Ponte avaient préfiguré, dans cette œuvre éternellement moderne, la crise sanitaire et globale que traversent nos sociétés d’aujourd’hui (ces représentations suivent bien entendu les règles sanitaires en vigueur).
Orgueil, préjugés, guerre des sexes et épées se battent en duel dans cette mise en scène de Daniel Benoin, Directeur de l’Anthéa Théâtre d’Antibes. Le décor unique, signé par Jean-Pierre Laporte, confine les personnages sur un matelas large et long comme le catalogue des 2.065 proies de Don Giovanni, tel un marqueur puissant de l’asservissement des femmes. Les protagonistes du plateau semblent en permanence ramenés à leur condition terrestre la plus vile, la plus matérielle, sous le joug du Caballero dissoluto et de son homme de main. L’accessoire, encombrant, est un noyau autour duquel s’enroule la chair fruitée des femmes, un couteau-suisse, tour à tour couchette, cachette, antre, spectre et finalement suaire d’un être qui n’a rien d’un saint. Sa texture, étroitement filée, matérialise la dimension épidermique d’un drame qui se joue à fleur de peau. Cet immense lit installe un climat orgiaque, débauché, déréglé.
Il piège les femmes, certes, mais également les regards et les décibels. Toute l’action scénique se déroule à plat, à l’horizontal et les chanteurs ont parfois du mal à passer sa rampe, hormis Donna Anna et, dans un tout autre style, Masetto. L’idée impressionne, surtout quand le matelas se transforme en table de banquet, mais elle a un coût musical important, en particulier lors des nombreux moments qui trouvent un peu d’espace en arrière-scène. Les chœurs, femmes d’un côté, hommes de l’autre, sont d’ailleurs obligés d’investir les loges d’avant-scène, afin de laisser aux personnages et aux figurants la place de se battre et de s’ébattre à corps et à cœur.
La respiration vient de l’animation vidéo (Paulo Correia), du ballet des nuages dans le ciel, des paysages de campagne andalouse, des cernes blafards qui strient les boiseries, du feu de l’enfer et de la succession des gros plans sur les figures de Don Juan et du Commandeur. Elles fonctionnent comme autant d’idées fixes, obsédantes, dans la tête de Donna Elvira pour la première, de Don Juan pour la seconde, et s’inscrivent dans la veine du traitement cinématographique de l’œuvre. La respiration vient aussi des récitatifs, parlés ou parlando, accompagnés ou non par les gouttes acides du piano-forte. Ils sont un concentré d’énergie qui révèle le talent d’acteur et l’engagement des chanteurs.
Lumières froides ou chaudes (Daniel Benoin également), savamment contrastées, nimbent l’étoffe des costumes d’époque (Nathalie Bérard-Benoin), en mille et une nuances de nacre, depuis le blanc cassé jusqu’au noir endeuillé. Quelques réminiscences de tableaux, tels La Liberté guidant le peuple, sont en phase avec le message libertaire de Mozart et de son librettiste.
Ce dispositif scénique est habité par un plateau d’interprètes, sollicités et engagés, telle une équipe de catcheurs sur un ring de plume, dont le vainqueur est la voix, lorsqu’elle parvient vaillamment à fendre l’acoustique. La victoire est particulièrement celle d’Anaïs Constans, qui donne vie à une Donna Anna souveraine. La voix a d’emblée l’ampleur opératique qui convient à son rôle et réunit placement juste et homogène, projection éclatante, legato expressif, longueur de souffle, fondus enchainés, vocalises quasi colorature.
La Donna Elvira de Marie-Ève Munger donne également de sa personne, de la hargne à la sensualité. La voix, habillée de lin blanc, comporte davantage de gorge et de matière charnue qu’Anna, dont la chanteuse se sert pour construire et projeter de puissantes et ardentes vocalises. Son jeu de scène, digne ou déluré, oscille entre tragédie racinienne et théâtre de boulevard.
Le trio féminin est complété par la Zerlina de Khatouna Gadelia. Les qualités vocales et physiques de colombe à la gorge généreuse sont là, mais elle ne tire pas le rôle vers la figure de nymphette paysanne prévue par le livret, dans ses duos avec les hommes du plateau. Le filet de voix, aminci par la ouate acoustique, est clairement articulé et mis en vibration par un ample vibrato.
L’équipe masculine, plus développée, est menée par le rôle-titre de Guido Loconsolo. Il campe un Don Giovanni, altier et tonique à souhait par le physique, moins conquérant par la voix, dont les qualités ne se laissent pleinement percevoir qu’à l’avant-scène. Si le chanteur manque de coffre, depuis la chambre du plateau, il restitue visuellement un Don Juan que la lecture de Daniel Benoin tire davantage vers le giocoso que le dramma. Le timbre est toujours nimbé de suavité, tandis que de profondes teintes d’ardoise qui entaillent sa ligne préfigurent l’issue fatale. La sérénade accompagnée par la mandoline de l’acte II (Deh, vieni alla finestra) en est la quintessence.
Le Don Ottavio d’Alasdair Kent tire son épingle du jeu. A l’amoureux transi, avec rondeur, habituel, il oppose un fiancé d’Anna tout en force juvénile et finesse d’esprit. De fait, la voix est fine, presque céleste, mais elle parvient à passer la rampe, avec un faisceau lumineux et des accents virils, dans les deux principaux instants d’épanchement soliste du personnage. Il sculpte un ruban sonore pour son amoureuse.
Le valet de pique de Don Juan, Leporello, est confié à Pablo Ruiz. L’acteur crépite sur le plateau et s’en donne à cœur joie avec un bel abattage. Il entretient une relation gémellaire avec son maître, voulue par le rôle, au point de fondre sa voix dans un même chaudron et d'accomplir aussi d’irrésistibles séquences de play-back.
Le Masetto de Daniel Giulianini est une boule d’énergie, toujours prête à en découdre, mousquet à la main, avec le seigneur des lieux. Il projette sa voix comme une arme, avec un timbre de poudre noire, afin de défendre avec vaillance son honneur et son bien.
Enfin, Le Commandeur trouve en Ramaz Chikviladze, sa statue ainsi que sa stature. La colonne de bronze de son timbre, seul véritable moment de verticalité du spectacle, vient figer les protagonistes dans une soudaine torpeur.
Iàkovos Pappàs, habillé en frac, tient avec agilité le piano-forte sur l’unique alcôve de la scène. Son allure hiératique préfigure ainsi la statue de la victoire de la vertu sur le vice.
La direction musicale du jeune Jordan de Souza est également une grande et profonde respiration dans ce drame. Il lui revient d’être le grand horloger de cette mécanique terrestre et céleste, aussi haletante qu’implacable. A la tête de l’Orchestre et du Chœur (préparé de manière stéréophonique par Christophe Bernolin) de l’Opéra de Toulon, il jubile, gestique et mimique à l’appui, pour faire tenir à la seconde près le flux musical et dramatique.
Les applaudissements pleuvent comme autant d’étincelles de la part d’un public qui participe ainsi étroitement au miracle mozartien.