Le fantôme du Vaisseau fantôme revient hanter Bastille
Le Vaisseau est ici à ce point fantôme qu'il n'apparaît jamais et que même ses représentations indirectes (un bout de voile rouge visible à travers l'embrasure d'une porte, et la représentation d'un vaisseau sur un tableau) disparaissent également. La mise en scène questionne et représente ainsi littéralement l'évanouissement d'un fantôme, dans l'esthétique qui est la marque de fabrique de Willy Decker : un grand plateau épuré focalisé sur un grand élément symbolique. Les deux grands murs de ce plateau s'ouvrent en effet, l'un sur une absence avec cette porte entrebâillée qui ne laisse donc qu'imaginer le Vaisseau fantôme (et voir de la toile au sol gonflée pour animer l'élément marin), l'autre sur l'imposante présence d'un grand tableau maritime. Là est en fait le Vaisseau fantôme, d'autant que ce vaisseau disparaît de la toile, d'autant aussi que Senta reste très longtemps immobile comme fascinée devant ce tableau (mais en fait aussi devant un autre tableau, le portrait de son prince charmant qu'elle tient dans ses mains).
La porte s'entrouvre parfois, mais pour laisser entrer des marins, notamment au début ceux apportant des cordages : symboles du bateau accostant mais aussi de l'emprisonnement du Hollandais (le capitaine du vaisseau fantôme) dans la malédiction, car il chante au milieu de ces trois cordes comme si elles le liaient symboliquement, avant de s'en saisir et de s'y adosser comme, dans l'iconographie classique, Prométhée (une autre fameuse figure du tourment éternel).
L'emploi d'une seule et grande pièce pose toutefois plusieurs problèmes dramaturgiques et scénographiques. Notamment le fait que tous les personnages se retrouvent dans ce même grand salon, y compris lorsqu'ils ne sont pas encore censés se voir (car ils se rencontrent plus tard). La mise en scène s'en sort souvent en faisant dormir (par terre) les marins, mais certains moments rappellent plus le théâtre de guignols que de Wagner lorsqu'un personnage se demande où est un autre (qui est derrière lui). De même, le Hollandais demande l'hospitalité à Daland alors qu'ils sont déjà depuis un bon moment dans la même pièce, et puis ils doivent re-sortir pour revenir plus tard demander à Senta si elle accepte aussi l'étranger.
Le Hollandais incarné par Tomasz Konieczny déploie d'abord une voix vrombissante au très large vibrato, projetant les contours mais perdant la matière centrale. Chaque note et même chaque sinusoïde de sa voix est comme un vaisseau solide de poupe et de proue mais sonnant un peu creux. De surcroît, il perd en volume dans le grave, mais son médium rebondit puissamment sur les hauts murs de ce plateau qui deviennent des panneaux acoustiques. Il se fait alors véritablement capitaine, du plateau et du grand vaisseau acoustique qu'est la Bastille.
Ricarda Merbeth déploie le caractère dramatique wagnérien de Senta même si la voix n'a pas la dimension des grands formats héroïques. La soprano (qui participait à l'aventure de la Tétralogie de l'Opéra de Paris à huis clos) conserve ainsi la lumière de ses aigus, sauf lorsqu'ils sont projetés, un peu serrés et acérés.
Günther Groissböck en Daland ne manque pas de souffle, et ne manque presque pas des profonds graves de la partition. Son appui très marqué est aussi bien vocal que physique, mais il a de fait constamment les mains sur les hanches et les doigts dans les poches de son gilet comme pour vérifier qu'il a bien deux montres à gousset (puis il se met à boiter pour montrer la veulerie du père qui vend la main de sa fille contre un collier de perles).
Dans le rôle d'Erik, Michael Weinius est lui aussi voilé malgré un ample timbre et des appuis fermes dans l'aigu. L'articulation très appliquée comme ses intentions scéniques nourrit toutefois le personnage avec clarté menant vers la douceur de l'amant (é)perdu : il abandonne même son idée et son geste symbolique de poignarder le portrait fascinant Senta, laissant tout tomber.
Der Steuermann (Le Pilote) de Thomas Atkins est un ténor dont le lyrisme perce déjà depuis les coulisses. L'aigu est claironnant mais couvert avec une grande clarté, un vibrato et une matière homogènes : tellement couvert qu'il semble risquer de décrocher ou de tuber mais il n'en est rien.
Le chœur masculin (de marins) manque de précision rythmique mais pas de projection (la majorité n'est plus masquée même sans distanciation). Ils retrouvent leur dynamisme et leur placement dans la chanson à boire, frappant dans les mains avec bien plus de conviction que lorsqu'ils tirent les cordages, mais le fait de brandir des bouteilles de liqueurs les enivre au point de perdre à nouveau le rythme.
Le chœur féminin aussi retrouve ses lignes vocales dans un second temps, mais dans les passages plus tendres, notamment avec l'appui des voix graves. Avant cela toutefois (quoiqu'elles soient également très majoritairement démasquées) le son très voilé manque d'appui vocal et se désynchronise également. Agnes Zwierko chante parmi elles, dans le rôle soliste de Mary mais dans un dialogue constant avec ce chœur féminin : au point de proposer la même voix que l'une de ces choristes, avec ses grandes limitations en timbre, souffle, volume.
Le chef d'orchestre Hannu Lintu lève pour la première fois en ces lieux sa baguette, énergique et délicate : encourageant des cuivres qui demeurent mesurés. Ce sont les cordes de l'orchestre qui représentent donc les cordages de ce grand navire orchestral, tenant et tirant les voiles du volume porté par les vents.
Le terrible finale dévoile finalement toutes les dimensions vocales des deux protagonistes : le Hollandais plonge énergiquement dans les graves et sa damnation, Senta surgit vers des aigus puissants, rayonnants mais hallucinés avant de se poignarder. Toutes et tous sortent alors (curieuse réaction devant une femme qui se meurt !), toutes et tous lui tournent le dos et les talons sauf une jeune femme, qui s'approche, non pas pour l'aider mais pour ramasser le portrait tombé, avant de retourner se mettre devant le grand tableau marin où le bateau réapparaît comme par magie : la malédiction se perpétue.