Voyage éclectique au cœur de la lamentation avec l’Ensemble Aedes à Vézelay
« Je vois seulement combien les hommes se tourmentent » fait entendre Goethe par la voix de Méphistophélès dans son Faust. Il est vrai que, de toute éternité, les hommes se lamentent de leur pauvre sort sur terre. Nombre d’artistes se sont inspirés de leurs malheurs pour leurs créations, intimes, sensibles, profondes. Ce soir, en la Basilique de Vézelay, l’Ensemble Aedes, sous la direction de Mathieu Romano, invite à explorer ce genre universel dans un concert mêlant baroque, contemporain et flamenco. Un programme qui se montre aussi intelligent que déroutant. Car s’il est particulièrement bien pensé, amenant de la désolation au tourment amoureux en passant par le recueillement, avec des transitions empêchant toute impression de décousu, l’auditeur y est tout de même emporté dans des univers très différents, au risque de perdre ses repères et de ne pouvoir ainsi apprécier proprement chaque œuvre. Seul un complet lâcher-prise semble permettre de plonger entièrement dans cette atmosphère sombre mais jamais triste, aidé notamment par les effets de lumières de Nolwenn Delcamp-Risse.
Le concert débute déjà dans la pénombre. Le chœur, encore dans les collatéraux de l’abbatiale, enveloppe de sons le public qui ne voit pas les sources de cette première lamentation de Rameau « Ah ! Loin de rire, pleurons », canon qui servit d’illustration dans son Traité de l’harmonie. Sous la ferme, précise et équilibrée direction de Mathieu Romano, l’Ensemble Aedes fait preuve d'intentions animées par de mêmes souffles et portées par ses harmonies, comme dans Da Jakob vollendet hatte du compositeur baroque Johann Hermann Schein. L’auditeur est évidemment transporté par l’intensité du célèbre Agnus Dei de Samuel Barber magnifié par ses couleurs chorales, puis demeure surpris mais admiratif devant l'extrême intensité de Nuits (Xenakis), dont les aigus agressifs rappellent les souffrances des prisonniers politiques de la dictature militaire en Grèce à la fin des années 1960. Surpris également du Lamento della ninfa de Monteverdi, qui suit sans transition la Passacaille en La de Johannes Hieronymus Kapsberger -choix qui peut s’avérer pertinent car les pièces partagent la même basse obstinée. Avec la partie soprano portée par la cantaora, chanteuse de flamenco, et les réponses par un effectif relativement important, l’œuvre donne l'impression d'être donnée dans un arrangement (pourtant il n’en est rien).
Commande de l’Ensemble Aedes, Una canción de guerra pour double chœur de Fabien Touchard -qui vient saluer en fin de concert- propose une intéressante découverte, montrant entre autres un agréable travail sur les tensions harmoniques et les détentes, malgré les dissonances, dans le cadre d’une structure cohérente. Cette œuvre contemporaine est également celle qui réunit les univers du chant choral a cappella et du flamenco, avec une partie soliste pour cantaora. Pour autant, les interventions de la chanteuse Rocío Márquez sont toujours bien intégrées tout le long du programme. Certaines œuvres au répertoire de la chanteuse sont même arrangées pour qu'Aedes l’accompagne, sur des harmonies proches de la variété, contrastant avec la complexité de certaines autres pièces. Faisant office de transitions entre les œuvres, ses interventions sont à la fois des moments bienvenus de détente, sur le plan harmonique car l’interprétation de la cantaora reste toujours très expressive, et à la fois une frustration de ne pouvoir digérer convenablement les œuvres fortes, en émotion et en message, particulièrement Nuits ou la Suite de Lorca d'Einojuhani Rautavaara qui fait entendre les douleurs des victimes de la guerre civile espagnole en 1936. Néanmoins, l'auditoire ne peut qu’être touché par les chants de Rocío Márquez (sonorisée, ce qui permet d’entendre avec grande précision ses paroles pour le grand bonheur des hispanophones), admiratif de sa voix dont le vibrato serré et le très long souffle ajoutent en intensité. Ses chansons en duo avec la viole de gambe sont particulièrement mémorables, telle Bambera Moribunda, ainsi qu’avec le luthiste qui remplace, étonnamment agréablement, les sonorités de la guitare flamenco. Ils forment un trio plein de superbe pour la chanson El Último Organito (grâce également à la très belle transition solo du violiste Robin Pharo entre la Suite de Lorca et Nuits).
Si l’éclectisme du programme peut questionner, l’auditeur sort du concert en ayant entendu des œuvres exprimant avec intensité des émotions fortes, fruits de souffrances intenses. La densité musicale, par les harmonies tendues peut également donner une certaine lourdeur à la pesanteur, pour l’auditeur même initié. Cependant, le public n’en ressort pas assombri, au contraire, comme si la musique avait eu un puissant effet cathartique.