Redécouverte des Espagnes avec Les Eléments à Vézelay
Depuis l’ère romaine jusqu’à nos jours, en passant par l’occupation maure, les guerres de succession et les périodes coloniales, la péninsule ibérique a été un lieu privilégié de rencontres et de brassage de langues, religions et cultures. Plus que de subir ces métissages, les souverains espagnols ont souvent recherché ces dialogues, conscients des apports scientifiques et culturels qui en résultent. C’est donc en musique que le chœur de chambre Les Éléments propose de (re)découvrir et de parcourir ce territoire riche et pluriel, dans un programme a cappella allant de la Renaissance à nos jours.
Au rythme d’un tambour, les hommes commencent à chanter à l’unisson, en cercle et hors scène, le Cantigas de Loor extrait du recueil Cantigas de Santa Maria, initiative du Roi de Castille et Léon, Alphonse X le Sage (1221-1284). Leur répondent les femmes, également en cercle mais de l’autre côté de la nef, avec Fa fa mi fa / Ut re mi ut extrait du Codex Las Huelgas, conduit invitant les moniales cisterciennes de Las Huelgas à chanter. L’auditeur ne voit pas directement la source de ces voix qui s’entremêlent et se perdent sous les voûtes de la collégiale Saint-Lazare d’Avallon, belle église romane du XIIe siècle. Ces pièces introductives mettent alors immédiatement l’auditeur dans une écoute toute particulière, très attentive. Pour ces premières œuvres médiévales (interprétées sans chef), toute direction musicale serait anachronique, Joël Suhubiette chante alors avec les dix-huit artistes de chœur, sans diriger. Lorsqu’ils chantent en groupe et en cercle, la synchronisation est facile. Elle l’est un peu moins lorsqu’ils se placent en deux rangs sur la scène pour le canon Santa Maria, Strela do dia du Cantigas de Santa Maria.
La plupart des œuvres suivantes sont issues de l’époque Baroque et nécessitent la direction vigilante, sensible, souple voire caressante de Joël Suhubiette. S’il reste actif afin d’équilibrer au plus juste, et même avec intelligence, les différentes couleurs musicales des harmonies, sa présence n’en est pas écrasante pour autant. Le spectateur observateur peut néanmoins apercevoir son ombre projetée sur un des murs de l’église, mouvante et dansante. Les couleurs sont justement une des qualités des Eléments dont chaque pupitre semble posséder et colorer la sienne propre avec grand soin, tout en restant attentif à l’homogénéité de l’ensemble, créant ainsi une fresque musicale. Cette coloration est évidemment très appréciable dans les nombreuses parties polyphoniques, certaines complexes. D’autres chants font moins preuve de la haute science qu’est le contrepoint tout en faisant entendre de subtils et très beaux enchaînements harmoniques (avec des attaques soignées, très douces mais sans mollesse). Le souffle choral anime et donne du sens au texte, des exclamations aux lamentations (notamment du chant juif séfarade Hija mia querida-Ma fille, ma chérie-, aujourd’hui dédié à tous ceux qui, chassés de chez eux, doivent prendre la mer au risque qu’elle ne les emporte).
Pour prolonger ce voyage espagnol jusqu'à nos jours, le chœur Les Éléments a passé commande à deux compositeurs. L’Encis du catalan Joan Magrané Figuera, d’après le poème Canigò de Jacint Verdaguer rend les couleurs harmoniques hypnotiques avec ces 18 voix solistes a cappella. Si l’intonation individuelle est difficile, aucun artiste du chœur ne fait défaut. Les équilibres, essentiels pour rendre correctement les effets de cette musique, sont justement dosés grâce à l’attention de Joël Suhubiette (l'effet serait toutefois renforcé si l’auditeur pouvait être entièrement plongé au cœur du chœur, comme c'est possible à l’enregistrement). L’œuvre Cielo Arterial de Iván Solano est plus difficile d’accès, avec un matériau sonore faisant appel aux registres extrêmes, à des jeux de rythmes et de plans sonores, et à des parties chuchotées. Les Éléments font néanmoins preuve d’une grande précision, malgré la grande exigence d’intonation, tous armés de leur diapason qu’ils sollicitent très souvent. La performance se conclut sur le cristallin contre-ré de la soprano Julia Wischniewski, qui termine l’œuvre.
Pour remercier le public de sa chaleureuse présence (pour reprendre les mots de Joël Suhubiette), le chœur offre en bis le traditionnel basque Birjina gaztetto bat zegoen (le message de Gabriel) dont la mélodie est d’ailleurs désormais un classique des Christmas Carols (chants de Noël). Les Éléments partagent ainsi, au fil d'un concert faisant entendre des harmonies différentes dans un programme pourtant très cohérent, un message fort, rappelant combien, depuis des siècles, l’Espagne est une terre riche d’une identité multiculturelle, qui est toujours possible.