La jeunesse romantique de Beethoven et de Schubert au Teatro Colón
Il s’agit presque d’un concert thématique tant celui-ci est placé sous le signe de compositions de jeunesse de deux compositeurs situés à l’orée du Romantisme européen : Beethoven et Schubert. L’orchestre permanent du Teatro Colón est à la manœuvre pour cette soirée symphonique. Il est réuni dans une formation réduite pour cause de protocole sanitaire (tous les musiciens sont masqués à l’exception des vents) et dirigé pour l’occasion par Freddy Varela Montero qui assure simultanément la fonction de premier violon. La soprano Carla Filipcic Holm intervient au cœur de ce programme pour chanter l’air « Ah perfido ! » qui dessine ainsi un retour remarqué et fort apprécié sur la scène du mythique théâtre argentin.
C’est sans estrade que Freddy Varela Montero officie, se laissant ainsi tout le périmètre nécessaire pour assumer en alternance ses fonctions doubles de chef d’orchestre et de premier violon. C’est l’aîné (Beethoven) qui ouvre le bal. Dès la Romance pour violon et orchestre n°2 en Fa majeur (1798) qui ouvre ce programme, le chef et ses musiciens semblent très concentrés et animés par une précision millimétrée qui ne se démentira pas tout au long de cette soirée. La direction est franche, calibrée, le jeu du premier violon noble et chaleureux, tandis que celui de l’orchestre, particulièrement docile et même complice de son chef, se veut souple, lisse et enjoué, se glissant et se moulant dans les injonctions à peine esquissées du coude ou de la tête de celui qui les dirige. Les attaques sont très soignées, leur simultanéité augure d’une cohésion d’ensemble assez irréprochable. Soit autant de qualités orchestrales qui seront peut-être encore plus exacerbées pour l’exécution de la Symphonie n°5 en Si bémol majeur de Schubert (1816), l’enthousiasme, la générosité et la jeunesse du chef s’accordant avec l’esprit des œuvres au programme. Les accents mozartiens de l’œuvre sont palpables et rendus avec délicatesse, marquant une influence assez nette chez ceux qui composent ce programme à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles et qui se retrouve dans l’air de concert « Ah Perfido ! ».
Cet exercice d’équilibre du point de vue des nuances et des volumes offre en outre une balance propice à l’éclosion de la voix de Carla Filipcic Holm qui résonne comme un bain de jouvence aux ouïes de l’auditoire au moment d’entamer l’air de concert (le seul publié du vivant de Beethoven) « Ah Perfido ! … Per pietà » (1796). La soprano, elle aussi très concentrée, est physiquement investie dans son rôle, le corps tout entier de la chanteuse réanimant la matière vivante de la partition. La voix est claire, limpide même. La puissance est, lorsque nécessaire, au rendez-vous de l’expressivité romantique, les aigus cristallins renforçant cette impression d’apesanteur cotonneuse qui finit son expansion sous la grande coupole bleue de Raúl Soldi. Les lamentos sont l’occasion d’appréciables nuances, très ténues, dans les volumes et les intentions stylistiques. Le timbre ruisselle et scintille délicatement, il rend à merveilles des volutes au lyrisme Mozartien, répertoire auquel Carla Filipcic Holm est habituée. Avec toutes les intonations d’une femme amoureuse et transie par la peine, les aigus graciles sur « Io d'affanno morirò » sont justement comme un évanouissement vocal, quand la reprise « Ah crudel ! » établit un contraste saisissant de violence accablant l’amant, ce « Barbaro traditor » qui n’est peut-être pas qui l’on croit : malheureusement pour la chanteuse et le public, la sonnerie d’un téléphone qui s’éteint vient fendre l’harmonie et tuer une phrase chantée piano. Le souffle de Carla Filipcic Holm semble inépuisable, les vocalises sont solides et projetées avec netteté (« Tu non hai pietà di me ? »). Même si le phrasé souffre parfois légèrement d’une prononciation de l’italien un peu trop fermée, les couleurs de la complainte de la passion amoureuse touchent un public enchanté et reconnaissant. Ses applaudissements nourris récompensent un investissement vocal salvateur et une prestation orchestrale de qualité qui ont su animer les cœurs et charmer les esprits.