Il était une fois... un atelier féerique à Bastille
Chaque année, le metteur en scène en résidence à l'Académie de l'Opéra de Paris propose un workshop avec ses collègues artistes et artisans en formation. Une fois encore, cet atelier porté par des artistes en apprentissage a déjà tout d'un spectacle professionnel bien abouti. Mais une fois n'est pas coutume, si cette création est l'aboutissement du parcours d'un metteur en scène à l'Académie, il marque aussi le jour des adieux de ce même artiste après plus de 20 années passées dans la maison. Simon Valastro fut en effet danseur pendant 22 ans (engagé dans le Corps de ballet de l’Opéra de Paris en 1998), tout en menant un travail de chorégraphe, avant de rejoindre l'Académie comme metteur en scène (donnant un exemple, remarquable mais rare, à tous ses collègues mobilisés et inquiets par la réforme des retraites qui risque de revenir leur demander d'effectuer jusqu'à 64 ans un métier qui les brise et les méprise dès la quarantaine).
Ce conte de fées vécu grâce à l'Opéra par Simon Valastro, le danseur devenu metteur en scène le rend à l'Opéra en signant une création féerique, dans tous les sens les plus riches et originels du terme. Les contes de fées sont choisis dans le répertoire de l'opéra : Hänsel et Gretel, Le Château de Barbe-Bleue, La Fille de neige, La Cenerentola et Cendrillon forment un nouveau conte, où les personnages des différents univers dialoguent ici (même dans leurs langues différentes) avec autant d'évidences et d'intérêts que les musiques se répondent. Bien loin des versions acidulées de Walt Disney, les contes sont ici présentés dans tous leurs caractères, de cruautés autant que d'espoirs et de joies. Les extraits puisés en faisant des bons de sept lieues dans tous les sens et à travers les différents opéras recomposent une histoire emplie de résonances et de nouvelles cohérences, avec une série de fils rouges. Les trois premiers d'entre eux sont le destin croisé de La Cenerentola et de Cendrillon, en parallèle d'une plongée toujours plus profonde dans Le Château de Barbe-Bleue, avec également le destin d'un naufragé ressuscité, rendormi par le marchand de sable, remis sur pied par Hänsel et Gretel.
Les larmes se mêlent ainsi et constamment aux rires avec des passages bien rythmés et bien placés réjouissant le public (la poussière que projette Cendrillon en faisant du drap une toge, poussière ensuite aspirée par La Cenerentola, la petite danse irlandaise et des balais comme seule référence au ballet et élément chorégraphié par le danseur, qui se fait surtout metteur en scène des corps en mouvement, et même l'arrivée d'un Cosmonaute sur le plateau en prince charmant voire comme un hommage à Thomas Pesquet ou à une précédente Bohème de la grande salle du dessus).
La double fin est emblématique du spectacle : le marin marchant avec une valise vers une lumière blanche au loin, avant que La Cenerentola ne soit couronnée, coiffée, habillée en princesse (sur le plateau par les artisans maison, valorisant d'autant leur travail). Une double-fin qui assume le cliché et rappelle que si une image est devenue un cliché c'est justement parce qu'elle était tellement efficace qu'elle a été utilisée de très nombreuses fois... mais qu'elle peut encore l'être si elle sert comme ici un propos à propos.
Le propos est servi, toujours dans le véritable esprit du conte de fées, par le contraste d'épure et d'intensité : notamment entre les éléments et les interprètes au plateau. Les lumières (de Madjid Hakimi) n'éclairent que les endroits où agissent les personnages, avec notamment pour seuls éléments scénographiques trois lustres surplombant plus ou moins haut une grande table servant aux banquets réjouissants et dysfonctionnels (métaphore aussi d'une troupe ou d'une académie et marquant, pour le metteur en scène, un départ de cette famille). Par contraste avec le plateau épuré, les solistes lyriques défendent le spectacle avec une intensité immense, de jeu comme de voix. Les interprètes font preuve d'un peu d'excès (mais d'enthousiasme) dans le jeu empressé et dans le déploiement vocal. Comme aux Bouffes-du-Nord en mai dernier, l'auditeur est face à une démonstration de volume démesurée pour l'acoustique des lieux (montrant certes l'appétence de ces jeunes voix vers de plus grandes salles, mais tendant la plupart des phrasés et des timbres).
Kseniia Proshina pourra tirer un très important profit de la formation à l'Académie de Paris pour travailler la prononciation du français (dans sa prosodie, les enfants sont endormis par un "marchand de sabre" par exemple), mais la soprano a déjà toutes les autres qualités purement musicales du rôle de Cendrillon.
Ramya Roy incarne La Cenerentola, passant de sa tenue de femme de ménage moderne (aspirateur sur le dos) à tout l'apparat d'une reine des contes de fées. La mezzo-soprano puise dans des graves charnus l'assise d'un souffle et d'un timbre soutenu qui monte avec aisance vers des phrasés opulents et des aigus maîtrisés : rappelant justement que ce rôle fut écrit pour une "contralto colorature". Elle trouve en Prince le ténor Kiup Lee, ou comme ténor le Prince tant le phrasé est ici encore rayonnant et lyrique, passionné et intense. Le duo recueille les premiers applaudissements d'émotions de la soirée.
Le ténor Tobias Westman joue même la mélodie de Cendrillon avec les verres en cristal du repas familial abandonné (dans un nouvel effet contrasté de petit bonheur et de grande tristesse rappelant également l'harmonica de verre de Lucia di Lammermoor). Sa Cavatine du Tsar de La Fille de neige allège des phrasés toujours nourris, de couleurs bel cantistes.
Niall Anderson joue Don Magnifico dans la peau d'un instituteur (les autres académiciens prenant un immense plaisir à faire les pitres dans son dos), brandissant un immense volume que la vitesse vient heureusement réfréner, comme il brandit la menace du bonnet d'âne (animal présent dans le texte entre autres cohérences de cette adaptation et de tout le spectacle). Le baryton-basse récolte logiquement les premiers applaudissements de la soirée pour ce premier passage purement festif.
Alexander York incarne un valet Dandini puissant, à l'ample articulation, aux forts accents toniques (mais aussi au fort accent américain).
Aaron Pendleton entre au plus loin par la porte d'accès au sommet des escaliers-gradins côté Cour, comme descendant vers les geôles (d'autant qu'il réitère l'opération : remontant pour redescendre à nouveau) faisant ainsi résonner de son ample voix les montées et plongées mélodiques dans un timbre fourni (comme l'ample barbe qu'il a judicieusement laissée pousser pour l'occasion). Barbe-Bleue est suivi par la Judith de Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, qui décidément assume des rôles terribles (dans la foulée de sa Lucrèce, déjà épouse à la scène d'Aaron Pendleton). La mezzo rappelle justement tout le lyrisme et la souffrance vocale de ces dames, ici encore à faire pleurer les pierres (comme le dit littéralement le texte : "le château pleure"). La prosodie hongroise coupe quelque peu leurs phrasés mais régule de fait leur puissance et marque les dynamiques de leurs interventions.
Alexander Ivanov joue le naufragé, faisant comprendre là encore toute la profondeur de ce choix lorsqu'il chante l'air de Mizgir (qui se noie lorsque fond La Fille de neige). La performance vocale est également bouleversante, son baryton percutant nourrissant l'intensité du phrasé nostalgique et apaisé à la fois.
Le contre-ténor Fernando Escalona projette un volume surpuissant, comme pour montrer ses capacités vocales et battre en brèche toute idée selon laquelle cette tessiture serait chiche en décibels. Fort heureusement, il revient en fin de spectacle dans une descente mélodieuse apaisée (durant laquelle il couvre le plateau de fleurs) permettant d'apprécier les lumières et caractères de son timbre.
Timothée Varon enfin, qui aura fait un parcours complet à l'Académie (il figurait déjà au workshop de 2019 : Et la nuit éclairait la nuit) montre aussi les raisons pour lesquelles son parcours se poursuit sur les grandes scènes : son baryton est toujours aussi noble et intense, d'une richesse de timbre qui jamais ne décroche.
Les trois pianistes chefs de chant Edward Liddall, Felix Ramos (qui prennent également la baguette) et Olga Dubynska (qui participe également quoique très timidement au chœur final) accomplissent alternativement toutes les prouesses requises pour accompagner seul en réduisant les féeries de l'orchestre dans un piano, en résonance avec le quintette à cordes, tout aussi impliqué et appliqué.
Les oreillers éclatent dans la festive bataille finale, jonchant le plateau et emplissant l'air de plumes, comme le public emplit l'auditorium d'une ovation, pour ces artistes et ce metteur en scène appelés à remplir les opéras de demain par leurs talents.
Il était une fois... Il sera une autre fois (comme l'annonce le metteur en scène lui-même dans le programme).