Salomé de nouveau réinventée au Théâtre de l'Athénée
Pour le dernier spectacle de sa dernière saison en tant que Directeur du Théâtre de l'Athénée-Louis Jouvet, Patrice Martinet (occupant cette place depuis 1993) souhaitait proposer un spectacle sur Salomé, personnage intrinsèquement lié à l'histoire des lieux.
Dans une vidéo de présentation, il explique en effet que la "Salomé" d'Oscar Wilde fut créée en 1896 à la Comédie Parisienne (alors une sorte d'annexe de l'Eden Théâtre, qui deviendra plus tard l'Athénée), tout comme le spectacle du même nom de la danseuse américaine Loïe Fuller (connue pour sa danse serpentine et ses effets de lumières). Il est de surcroît fort probable que Richard Strauss s'inspira de la pièce de Wilde pour son opéra homonyme après l'avoir vu dans ce théâtre même.
Après l'annulation du ballet de Florent Schmitt La Tragédie de Salomé à cause de la pandémie (le spectacle est reporté à la saison prochaine), c'est au collectif berlinois Hauen und Stechen que Patrice Martinet confie la tâche de créer une adaptation (très libre) du célèbre opéra de Richard Strauss (comme il l'avait déjà fait à l'Athénée pour Carmen).
Le résultat de cette union de forces créatives berlino-parisiennes est un pot-pourri foisonnant de genres et de formes artistiques, de références, de personnages, de langues et de langages, un mélange d'éléments dont la variété et l'abondance échappent parfois à la compréhension. La dramaturgie de Maria Buzhor prend pour ligne narrative le livret de Strauss entrecoupé par des références aux autres œuvres consacrées à Salomé (Hérodias de Flaubert, la pièce de Wilde, la danse de Loïe Fuller, le ballet de Schmitt, entre autres). Franziska Kronfoth à la mise en scène invite à une combinaison de parlé et de chanté dans trois langues (allemand, français et anglais), chacun des interprètes -six actrices, deux chanteuses et un chanteur- incarnant différents personnages, parfois plusieurs, parfois les mêmes.
La pièce s'ouvre sur une danse rituelle devant le rideau rouge, orné de symboles qui accentuent la dimension sexuelle du récit. Eros et Thanatos (l'amour et la mort) vont de pair dans ce mythe et dans cette version où Salomé et Jean Baptiste représentent les deux faces de la même médaille. Les projections vidéos en direct soulignent ces intentions (l'obscurité mortelle de la grotte de Iokanaan, la tension sexuelle et la nudité corporelle, une manifestation de fortes émotions, le cauchemar d'Hérode, etc.). Les décors de Christina Schmitt contribuent également aux changements de scènes et d'ambiances passant du cabaret, vers la forêt, à la terrasse lunaire (du tétrarque Hérode), en une fusion grotesque et ubuesque des éléments scéniques et des costumes : de quoi proposer une interprétation aussi complexe que difficile à suivre.
Côté musical, un ensemble d'instruments (piano, synthétiseur, violon, clarinette, percussions) remplace l'orchestre en s'adaptant à l'intimité de la scène de l'Athénée. La sonorité est justement équilibrée, avec l'adjonction des sons synthétiques pour peindre des états oniriques ou l'ambiance d'un cabaret, alternant avec la musique enregistrée (surtout les interludes orchestraux de l'opéra). Le travail sans faille, sans faute et sans relâche du pianiste Roman Lemberg est remarqué tout au long de la soirée.
Le personnage de Salomé est démultiplié : elle est une chanteuse, une danseuse, une séductrice et une victime, qui se voile et se dévoile. Ainsi, Vera Maria Kremers et Angela Braun partagent-elles le rôle-titre. Cette dernière, qui incarne la plupart du temps la princesse hébraïque, se présente par une voix agile, vibrée et pointue, sans puissance excessive mais toutefois expressive. Sa technique solide se prête bien aux exigences vocales de sa partie (malgré les aigus quelques fois poussifs), avec un jeu d'actrice très vivant et convaincu.
Sa voix plus mince contraste avec la soprano dramatique charnue de Vera Maria Kremers qui se distingue dès la première note par sa robuste voix de poitrine. Le son dégagé se projette loin, à jeu égal avec la masse sonore des musiciens installés sur les côtés de scène. Son allemand chanté est difficilement intelligible, mais celui parlé (comme le français) se révèle correct et travaillé.
Sa voix sonore remplit la salle, tout comme celle du baryton-basse David Ristau. Il campe les rôles d'un soldat et de Jean Baptiste (Iokanaan), avec sa voix aux couleurs sombres et au registre profond (telle la grotte du prophète), mais aussi chaleureuses et pleines d'espoir (comme l'est sa parole). Le léger vibrato garnit délicieusement son émission sonore, avec des profondeurs bien soutenues et maîtrisées. Enfin, Gina-Lisa Maiwald chante au micro au début et à la fin du spectacle avec une voix rauque (les aigus assez rocailleux) mais convenant à la chanson et au cabaret ainsi introduits.
Malgré les nombreux sièges se vidant tout au long du spectacle, les artistes sont vivement salués et rappelés plusieurs fois sur scène, pour ce retour tant attendu de Salomé au Théâtre de l'Athénée.