Pasticcio Pascal des Arts Florissants à Aix-en-Provence : du son baroque au son pop rock
Le fondateur des Arts Florissants, depuis son clavecin, dirige du regard et de l’épaule, surtout la gauche, sa formation de solistes, aussi caractérisés que complices. Le courant passe, et semble amplifié, à la manière d’une guitare-rock, par la place centrale qu’occupe Thomas Dunford. Son théorbe, dont il use comme d’une Stratocaster, est une antenne ultra-sensible, qui vient réguler le groove du « groupe » Arts-Flo. Le face à face entre ces deux musiciens, instrumental et générationnel, annonce la finalité du programme éclectique : écouter le présent depuis le son du passé, afin de prolonger, à l’infini, le projet néo-baroque dont William Christie est l’un des représentants emblématiques. Le souci de l’authenticité, sur le plan de l’interprétation comme sur celui de l’organologie (les instruments d’époque), se traduit par une inversion des temps : faire sonner le neuf depuis l’ancien. Telle est la nature du pasticcio vintage, enchaînement baroque de tubes, revisités par William Christie et Tami Troman, premier violon de la formation. Le fil conducteur du périple, du premier baroque à l’improvisation contemporaine, est l’émotion, changeante, nuancée, toujours recommencée, telle une vague dont la crête est le timbre exquis de la voix des deux solistes de la soirée.
La mise en espace est une mise en mouvement (de Sophie Daneman et Christophe Garcia), naturelle et chorégraphique, depuis les corps jusqu’aux sonorités. Les deux chanteurs sont jeunes, charmants, énergiques. L’une se prête avec grâce à la danse de cour ou de salon, tandis que l’autre est un spécialiste –éclectisme encore– de breakdance. Les lumières, chaudes pour le passé (souvenir de la flamme des chandelles), froides pour le présent (surexposition des néons et des projecteurs), annoncent la couleur sonore.
Le timbre du contre-ténor polonais, Jakub Józef Orliński, saisit l’auditeur par la quantité et la qualité de sa lumière. La conduite de la ligne est particulière et efficace. L’amorce est franche et droite et se conclut, en toute fin, par ce qu’il faut de vibrato. Il vient amortir la projection du son, lancé comme un pas de danse. En dress code urbain, chaussé de baskets blanches, immaculées, le chanteur est un faune contemporain (Ifaune) qui enchante nos cités. La corporéité chorégraphique est un élément à part entière de la vocalité du contre-ténor, car la voix, depuis le rebondi de ses pas, semble remonter de tout son corps, et se lester de sa chair, se teinter de sa chaleur, avant d’être expirée au grand air. Sa lutte avec le vent sec des percussions, qu’il parvient à enrober de sa pâte d’amande, est celle de la vie et de la mort (Haendel, extrait de Partenope). Tour à tour, il se fait flûte ou hautbois, pour mieux accomplir les noces du verbe et de la musique. D’ailleurs, dans la partie aiguë de sa tessiture, la voix paraît sonorisée par un halo de résonance barock, qu’il mène comme une danse microscopique du gosier. (Purcell, “If music be the food of love”; Vivaldi - Ottone in villa).
L’alchimie devient très subtile dans les duos avec la mezzo-soprano Lea Desandre, qui n’organise pas de la même manière l’émission de son chant. L’oreille se saisit d’une diaphonie de timbres dont l’alliage est aussi riche que nuancé. Leurs voix, nacrées, comme deux perles irrégulières, donnent ainsi corps et âme à l’étymologie du terme baroque (Caccini, "Al fonte, al prato" ; Haendel - Giulio Cesare).
La mezzo-soprano enchante par l’érudition de sa prononciation, le raffinement de son expression, le naturel de ses émotions, en particulier dans un français moderne qui sonne comme de l’ancien (Reynaldo Hahn, « À Chloris », arrangé par Thomas Dunford). En dépit d’un soutien constant, le médium est parfois couvert par l’orchestre, moins familiarisé à flirter avec les pianissimi dans le répertoire moderne, que dans l’ancien. Il y a forcément plus de plasticité dans leur basse continue que dans la rythmique obstinée de leur batterie (Cole Porter, Night and Day et Irving Berlin Dancing cheek to cheek, arr. Louis Dunoyer de Ségonzac). Mais cela donne encore plus d’incandescence à ses aigus, qui viennent alors crever l’écran de son medium ouaté, en un geste projeté de star de cinéma. Le domaine de la chanteuse est celui de la naissance du son, de son apothéose et de son retour au silence, qu’elle régit en maîtresse d’émotion (Rameau - Les Fêtes d'Hébé et Zaïs). Elle prend par la main l’auditeur pour lui faire découvrir les confins du jardin de sa voix, le rassurer, lui dire à l’oreille que la musique ne s’arrêtera jamais (Monteverdi, L'Incoronazione di Poppea). L’art de la guerre de ses vocalises est au sommet du sien, dans une véhémence définitivement élégante.
Parmi les échappées belles de solistes, Thomas Dunford présente ses improvisations et compositions (arr. Douglas Balliett) avec un grain de follia, à partir d’un matériau qui contient le potentiel énergétique et le crépitement des répertoires qu’il affectionne, depuis le rêve baroque jusqu’à la rave rock (pièce pour luth solo, That’s so you arr. Douglas Balliett). Le Flûtiste à bec Sébastien Marq sort de son bois pour mêler les langueurs de ses sons coulés à ceux du contre-ténor. Ce dernier semble ici avoir deux langues dans la bouche, l’une pour les voyelles étirées, l’autre pour les consonnes percutées, comme le flutiste usera, dans la soirée, de deux instruments différents, en une dernière aulodie (telle une mélodie de l'antique aulos à deux flûtes) lors des saluts en musique (Vivaldi - Orlando Furioso).
La percussionniste Marie-Ange Petit accomplit son exploit de caméléon voyageur : air, métal, peau sont des accessoires transhistoriques qui font passer le temps. Même William Christie, aux chaussettes rouges (qui donnent le ton de la soirée), n’hésite pas non plus à donner la réplique avec un accent enjoué et un swing poudré (Loewe - My Fair Lady "I could have danced all night", arr. Sébastien Marq).
Le cérémonial heureux de cette soirée sans public est chamboulé, mais même sans applaudissements, deux bis sont annoncés par Lea Desandre : une pièce de Dunford qui parle de goutte et d’océan et une chanson des Beatles qui parle d’amour, l’affect central de la soirée (All you need is love). Mais l’émotion sur scène est palpable et capable de traverser l’écran.
Le Festival de Pâques d'Aix-en-Provence 2021 se poursuit en ligne, en direct et gratuitement : retrouvez-en le programme et rendez-vous sur Ôlyrix pour de prochains comptes-rendus (y compris en salle)