La Tempête de Shakespeare version musicale et chorale
La dernière pièce de Shakespeare, à la forte dimension poétique et philosophique, est une mise en abyme faite d'une succession de rencontres créées par un unique "metteur scène", Prospero, pour lequel la tempête est aussi intérieure. Il fait s'échouer ses ennemis sur les rivages de son île, use de sa magie pour les séparer, crée des échanges, attise la haine ou l'amour selon ce qui lui sert. Sandrine Anglade fait donc de Prospero le prolongement d'elle-même, à savoir le metteur en scène de la pièce. Sa magie sont les artifices du théâtre, les jeux de lumière, les sons, la machinerie.
Cette Tempête commence ex abrupto d'un éclatant coup de tonnerre, tandis que s'agitent les malheureux voyageurs dont le bateau est fait de voiles transparentes, leurs corps s'y détachant en ombres chinoises par le biais d’une lumière stroboscopique. La machinerie du théâtre en revient à ses origines navales et, quand la tempête est passée, les perches sont chargées vers le sol, les plastiques transparents qui servaient de voiles sont défaits par Caliban qui, à défaut de s'occuper de bûches comme dans le texte original s'occupe ici des bâches (qui disparaîtront progressivement du plateau, comme si le bateau se déconstruisait petit à petit, sans espoir de retour pour les naufragés). La construction et la déconstruction du décor font corps avec le spectacle et l'illusion théâtrale est pleinement exposée, jusqu'à jouer dans le "public" (ici une dizaine de journalistes pour cette représentation à huis clos dans l'Espace Georges Simenon de Rosny-sous-Bois) et même avec lui de la mise en abyme ainsi orchestrée. Le texte, traduit et adapté par Clément Camar-Mercier est épuré et l’action resserrée, ce qui permet à certains comédiens d’endosser deux rôles distincts, étant donné que les personnages évoluent en groupes séparés tout au long de l’œuvre à l’exception du finale où le procédé perd de sa magie.
Musicalement, l’idée d’incorporer à l’œuvre les mélodies du luthiste Robert Johnson (1583-1633) écrites spécifiquement pour la pièce rythment l’ensemble et le tout, arrangé pour accordéon (Nina Petit) et guitare (Benoît Segui) sert les moments d’envoûtement, d’amour ou d’ivresse en leur apportant une touche populaire. La technique bien huilée du spectacle repose sur l'énergie sans faille des comédiens qui se prêtent à l’exercice vocal selon leurs moyens et tessitures respectifs, le tout se mélangeant dans quelques moments chorals.
Marie Oppert, seule interprète lyrique de la distribution tire son épingle du jeu en apaisant la tempête au début du spectacle par l’air « Music for a While » de Purcell sous les traits de Miranda, jeune fille candide déambulant parmi les débris du naufrage. La voix, fluide et équilibrée au timbre déjà mature s’élève avec facilité dans l’aigu et délivre une belle expression mélancolique. La soprano alterne avec virtuosité entre son rôle de Miranda et celui de Gonzalo, vieux conseiller bossu et poétique, changeant ainsi complètement de diction et de posture, donnant envie de l’entendre également chanter comme dans ce second rôle et avec cette seconde voix.
Un deuxième tandem de rôles atypiques est celui créé par Damien Houssier, interprétant successivement l’esclave Caliban et le Prince de Naples Ferdinand, passant d’un être grommelant et difforme à un amoureux niais et transi. Alexandre Lachaux et Laurent Montel passent des habits sérieux de Sébastien et Antonio à ceux presque inexistants des comparses Stephano et Trinculo, faisant chemin entre le complot et l’ivresse tout au long du spectacle. Alonso,Roi de Naples prend les traits de Marceau Deschamps-Segura, jeune père inconsolable de la perte de son fils.
Ariel, le génie de l’air est ici une comédienne endossant tous les rôles pour servir le maître de l’île dans son illusion, incarnée par Sarah-Jane Sauvegrain, femme fatale au service de la mise en scène et qui forme un duo ambigu avec le Prospero de Serge Nicolaï, aussi bien père aimant et protecteur que manipulateur féroce.
L’amusement visible de tous les interprètes et le plaisir de jouer de nouveau devant un public, même très réduit, donne de la vigueur à cette Tempête, laissant espérer la revoir se reproduire dans d’autres salles bien prochainement.