La Voix humaine, À corps perdu par Barbara Hannigan
Barbara Hannigan visiblement concentrée accueille les quelques spectateurs de ce concert à huis clos. Le défi est en effet de taille car il s’agit de chanter et diriger en même temps un programme difficile : Métamorphoses de Richard Strauss et La Voix humaine de Poulenc, aidée pour cela par le vidéographe Denis Guéguin. Dès les premières notes, le spectateur comprend que la performance est sans filet et que la chanteuse s’y lance à corps perdu, avec maîtrise mais sans prudence.
Dans Métamorphoses la soprano dirige la musique avec une énergie et un souffle qu’elle transmet aux musiciens. Le résultat est impressionnant, intense et enveloppant. Les images du film, projeté en fond de scène, sont belles même si elles donnent une impression de déjà-vu : le visage de l'artiste y est maquillé, démultiplié, superposé, tour à tour belle, vieille, triste. Comme un préambule au traitement du personnage de l'œuvre de Poulenc.
Avec La Voix humaine la chanteuse-cheffe va en effet au bout de l’exercice, transformant le concert en véritable performance. Il y a quelque chose d’inhumain dans la manière dont elle parvient à tout tenir : diriger, chanter en français ce long monologue, interpréter tout en maîtrisant les contraintes techniques de la vidéo filmée en direct. Tous ces éléments se fondent en une danse qui secoue le corps de Barbara Hannigan sur son podium, tour à tour face et dos au public. Le silence qui suit les derniers accents de l’orchestre est celui de toute la salle terrifiée et soulagée. Tant de virtuosité laisse stupéfait et n’est pas sans rappeler certaines prestations d’Isabelle Huppert chez Bob Wilson, poussant elle aussi ces contraintes scéniques à leurs limites.
Une telle interprétation n’est pas sans conséquences sur l'œuvre. Dans la suite du travail vidéo sur Métamorphoses, le drame bourgeois de Cocteau se retrouve éclaté et le personnage "Elle" brisé en grimaces et en cris plus proches de l'expressionnisme allemand que de l’esthétique de l’écrivain français. Comme les visages se multipliaient et se superposaient avec Strauss, il n’y a plus un seul mais une multitude de personnages qui se succèdent aux rythmes saccadés des mouvements de Barbara Hannigan. Les gestes de la chanteuse deviennent métaphoriques, comme ce visage que les mains viennent cacher dès que sonne le téléphone ou ces bras qui se tendent soudain vers le ciel sans sembler savoir tout à fait pourquoi. Difficile dans ce cadre de vraiment suivre le fil de cette histoire de lutte et d’appels de celle qui aime encore à celui qui voudrait simplement raccrocher. Le personnage n’existe plus dans la continuité, n’a pas de mystère caché, il est constitué par cette succession d’images et de phrases.
La prononciation elle aussi tend à disparaître, effaçant certaines fins de syllabes, déformant des voyelles. Il faut un peu oublier la matrice de mélodie française et la saveur des mots. C'est peut-être ce manque, non d’intentions mais de texte, qui rend le spectacle plus électrisant qu’émouvant. De plus, malgré la sonorisation de la voix, le flot orchestral couvre plusieurs fois la chanteuse dans la salle (équilibre qui sera sans doute meilleur lors de la retransmission). Le timbre lui aussi se métamorphose sans cesse, il est parfois d’une clarté de petite fille et parfois un peu sourd dans le medium et dans le grave qui n’ont que peu de chair à offrir. Mais la voix soutient pourtant avec rage les acmés sonores de la partition, toujours vibrante. C’est également avec le souffle que la chanteuse dirige l’orchestre qui lui aussi est sans retenu, généreux et opulent. Le son est brillant et puissant, plus souvent forte que piano. Les lignes sans cesses interrompues de l’orchestre sont arrêtées d’un geste et relancées d’un autre, le corps de la chanteuse portant le rythme jusqu’au bout des pieds.
De toutes ces propositions restera peut-être cette image de combat, la chanteuse boxant dans le vide contre la caméra, image poignante du combat désespéré de l’héroïne et de la lutte de la chanteuse elle-même pour maîtriser tous les éléments de cette performance.
Une performance à retrouver sur cette page le 30 janvier prochain