World Opera Day, l’art lyrique répand un chant de bonheur salutaire
Un concert sans frontières pour se divertir, savourer l'incommensurable plaisir de la musique, et voyager, aussi, cette pratique étant devenue un luxe en ces temps de crise sanitaire. Telles sont les vertus du concert festif organisé à l’occasion du World Opera Day, événement mondial initié l’an dernier par l’association Opera Europa, et diffusé via la plateforme Opera Vision, dont cette édition 2020 se trouve chamboulée par l’actualité. Aussi, sur le principe du concert spécial qui, en avril dernier, avait vu les plus grandes stars de la scène lyrique se produire, depuis chez elles, via un spectacle de gala “confiné” coordonné par le Met Opera, des artistes du monde entier se succèdent à nouveau d’un pays et d’un continent à un autre, pour former un spectacle réparti en quatre actes au programme aussi fourni qu’alléchant. Lequel est placé sous le parrainage du programme Opera For Peace, dont la mission pacifiste et universelle fait plus que jamais sens en cette époque tourmentée.
Retrouvez notre présentation du 1er World Opera Day et notre reportage sur le 2ème
Musique, universalité et paix : voici donc les maîtres mots de ce concert festif qui, pour célébrer le Jour de l’Opera, convoque les plus grands airs et compositeurs du répertoire lyrique, de Puccini (Gianni Schicchi, Turandot) et Donizetti (Lucia di Lammermoor, Linda di Chamounix, L’Elisire d’Amore) à Verdi (Otello, Traviata, I Vespri Siciliani ) et Mozart (Cosi fan tutte, Le Nozze di Figaro) en passant par Bizet (Carmen) ou encore Gounod (Faust). À l’occasion des 250 ans de sa naissance, le programme rend aussi hommage à Beethoven, avec notamment le final de la Neuvième symphonie, à la force ici sublimée par le Chœur du Nouveau Théâtre national de Tokyo quasi a cappella (seul un piano fait office d'accompagnement orchestral).
Monté à la mode de l’Eurovision (chaque interprétation est précédée d’une mise en situation géographique), ce concert permet aussi de découvrir des mélodies hindoues, ou encore thaïlandaises, avec un épatant chœur traditionnel formé de 33 chanteurs. Sawsan Al-Bahiti, soprano saoudienne, interprète avec sensibilité, et dans une parfaite (car maternelle) maîtrise de la langue arabe, une mélodie traditionnelle du Moyen-Orient servie par une voix au timbre agréablement ondulé, quand Lyubov Petrova, de sa voix de soprano émise avec aisance et souplesse dans les variations de nuances, invite à une plongée dans le folklore russe. D’autres chants russes sont d’ailleurs interprétés, ici par la jeune mezzo russe Victoria Karkacheva, avec sa voix agréablement timbrée, aux chaudes et ondoyantes intonations, là par le baryton Nikolai Zemlyanskikh, à la voix déjà bien affirmée et projetée avec assurance.
Un voyage lyrique en première classe
Le répertoire espagnol est aussi à l’honneur, avec notamment un extrait de la zarzuela en trois actes de Pablo Sorozabal, La Tabernera del puerto, dont l’air “No puede ser” est ici servi par le ténor mexicain Leonardo Sanchez, impeccable de conviction et de générosité dans l’émission d’une voix richement timbrée. El barberillo de Lavapiés est une autre grande zarzuela figurant au programme, dont la “Cancion de Paloma” est chantée ici avec tout le charme et la fraîcheur vocale de la mezzo colombienne Paola Andrea Leguizamon. Le public se promène aussi en Amérique, avec un extrait de l'opéra contemporain en un acte Three december du compositeur Jake Heggie, dont l’extrait « Daybreak » donne ici l’occasion à la soprano américaine Denyce Graves de mettre en exergue une voix charmante et sonore laissant poindre un attrait certain pour la pratique du ‘‘groove’’. Il y a enfin ce chant irlandais, défendu par la soprano Celine Byrne qui, comme portée par une sensibilité patriotique, use d’un instrument vocal aux confins du lyrique et de la variété, avec un timbre coloré et une voix également sonore sur toute la ligne.
Un programme qui invite au voyage, donc, et en première classe qui plus est, tant le casting vocal ici mobilisé sur les six continents est de haute tenue. Parmi les vedettes invitées à se produire depuis des salles du monde entier, Isabel Leonard, de sa voix ardemment timbrée et délicieusement vibrée, campe une Carmen (Habanera) d’excellent aloi. Sondra Radvanovsky se montre lumineuse et poignante dans le rôle-titre d’Adriana Lecouvreur (“Io son l’umile ancella”), avec sa voix bien identifiable et son timbre vibré aux reflets ténébreux, porté par une émission pleine de volume sonore et de longueur de souffle. Avec son visage si expressif, Elsa Dreisig, émission franche et rayonnante sur toute l’étendue de la tessiture, et diction incisive, interprète un saisissant “Come Scoglio” (Cosi fan tutte). La soprano australienne Nicole Car est de son côté impeccable et touchante en Madame Butterfly (“Un bel di vedremo”), avec une voix éclatante sur toute l’amplitude de la tessiture, d’autant plus sonore dans des aigus flamboyants.
Dans l’air d’Orfeo (Gluck) “Deh placatevi”, Anthony Roth Costanzo déploie lui toute la richesse et la splendeur de sa voix de contre-ténor, aux traits d’autant plus célestes qu’ils sont affinés par une juste sensibilité dans la variation des nuances. Le baryton canadien Étienne Dupuis se frotte à l’air d’Athanael de Thais avec une certaine élégance dans la ligne de chant, et une voix émise avec une limpide autorité. Le baryton-basse Luca Pisaroni s’illustre lui dans un air de Pizarro (Fidelio), “Ha, welch’ein Augenblick” avec un allemand bien ciselé (et travaillé) porté par une voix expressive au timbre corsé. En Turridu (“Mamma quel vino è generoso”), le ténor Brian Jagde fait aussi preuve d’une remarquable générosité vocale d’un bout à l’autre d’un air interprété avec vigueur, et avec un total investissement dans l’incarnation de son rôle. Avec sa chemise à fleurs, René Barbera, lui, se régale dans les acrobaties vocales requises par le grand air de Tonio (La Fille du Régiment), “Ah mes amis...”, dont il s’acquitte avec une gourmandise palpable par l’emploi d’une voix puissante portée par une admirable tenue de souffle. Enfin, la basse allemande Andreas Bauer est un très sombre Mephistopheles (“Le Veau d’Or”), avec sa voix profonde projetée avec robustesse, autorité et justesse.
La musique et le chant pour langage commun
Des voix bien connues qui régalent l’audience mondiale, mais aussi des jeunes révélations qui ne manquent pas de s’illustrer en mondiovision. Chuma Sijeqa, baryton sud-africain, possède une voix à la sonorité pénétrante et pleine de la profondeur propre au rôle de Iago, dont l’un des fameux airs, “Credo in un dio crudel”, est ici servi avec justesse dans la restitution de la noirceur du personnage. Vitor Mascarenhas en Belcore (“Come Paride vezzoso” ), use d’un baryton aussi ardent qu’ample, émis avec une égale prestance sur toute l’étendue de la tessiture. Le ténor américain Alec Carlson, riche d’une voix puissante avec un medium charnu, est un efficace Edgardo de Lucia (''Fra Poco A Me Ricovero'’). Le Chinois William Guanbo Su, avec son profond et vibrant instrument de basse, émis avec une épatante facilité, est un formidable Procida (I Vespri Siciliani), qui plus est porté par un réel charisme scénique. Le jeune ténor Alan Pingarrón (atteint de cécité) livre lui une sensationnelle interprétation du pourtant périlleux “Nessun Dorma”, ici servi par une voix encore jeune mais fort bien projetée, et visiblement déjà bien rodée aux grands rôles lyriques.
Côté femmes, la soprano chilienne Yaritza Véliz, avec sa voix claire et richement timbrée, aisément projetée, est une remarquable Liu (“Tu che di gel sei cinta”, Turandot). Toujours chez Puccini, la soprano jordanienne Zeina Barhoum brille dans une version “orientalisée” du célèbre “O Mio Babino caro” (Gianni Schicchi). Dans une interprétation restituée façon clip musical, l’artiste déploie une voix légère, aux juvéniles et lumineuses intonations, notamment dans l’aigu. Elle aussi dans une version “clip”, où figurent en l’occurrence des appels à lutter contre le racisme (en référence au mouvement “Black lives matter”), la soprano Raehann Bryce-Davis interprète de sa voix puissante et chaudement timbrée un saisissant “All’affitto” (Roberto Devereux). Avec sa voix claire et son timbre comme éthéré, Siobhan Stagg fait montre d’une jolie sensibilité dans l’interprétation du “Mariettas Lied” de Die tote Stadt (Korngold). Hyesang Park, soprano sud-coréenne, s’illustre dans l’air d’Euridice, ‘’Che fiero momento”, avec une voix au timbre agréable et aisément, audible, manquant toutefois d’un vibrato qui soit davantage affirmé. Dans un français appliqué, la soprano sud-africaine Golda Schultz incarne une Micaela fort crédible (“Je dis que rien ne m’épouvante”), partagée entre une peur et une candeur exprimées par une voix lumineuse et sonore, dont l’éclat trouve sa quintessence dans des notes aiguës émises avec puissance. Vuvu Mpofu, autre artiste sud-africaine, se frotte avec bonheur à l’air “O luce in quest’anima” (Linda di Chamounix), avec sa voix de soprano à la technicité déjà bien rodée, richement expressive, aux aigus fort bien tenus et joliment lustrés.
Et parce qu’il se veut festif, le concert propose également toute une série de duos et trios réunissant les divers artistes, tels Elsa Dreisig et Leonardo Sánchez dans un entraînant (et incontournable quoique finalement tragique) “Parigi o Cara”, ou encore René Barbera et Siobhan Stagg dans le duo Gilda/Duc (Rigoletto). Joli trio, aussi, que celui formé par Golda Schultz, Hyesang Park et Étienne Dupuis dans l’air des Noces de Figaro, “Susanna, or via, sortite”, les artistes sud-africains Vuvu Mpofu et Chuma Sijeqa, complémentaires et complices, conviant de leur côté Gershwin aux festivités, avec un extrait de Porgy and Bess, “Bess, you is my woman now”.
De beaux numéros musicaux, donc, pour un concert conclu par le Final de la Septième de Beethoven, interprété avec toute l’énergie nécessaire par l’orchestre Chineke !, connu pour être composé de musiciens venus de toutes régions du monde. Une autre manière de rappeler que, plus que jamais, la musique est un plaisir universel se jouant de toutes les différences pour ne parler qu’une seule et même langue, fut-elle à pratiquer en un monde confiné : celle d’un bonheur culturel et intemporel à vivre en commun.