Lear, un jeu de trônes à l’Opéra de Paris
Comme dans une série à succès qui fait actuellement les beaux jours d’une chaîne câblée américaine, Lear, l’opéra composé par Reimann en 1978, se penche sur les luttes de pouvoir révélant les côtés les plus obscures de l’être humain. Comme dans la série, les actes de cruauté, les humiliations et les trahisons sont monnaie courante, les morts violentes s’enchaînent à un rythme effroyable (notamment du fait d’un bâtard insatisfait de sa condition) et les relations familiales sont complexes, oscillant entre inceste et fratricides. On jurerait d’ailleurs que quelques références à ladite série se sont glissées dans la mise en scène de Calixto Bieito pour l’Opéra de Paris.
Comme à son habitude, Calixto Bieito (lire son interview à Ôlyrix) livre une production sans concession, assombrissant encore la noirceur du livret. Le décor de Rebecca Ringst est particulièrement réussi, composé de lattes de bois suspendues, formant d’abord un gigantesque mur, celui du château du Roi Lear, ou celui de son imposante autorité. Mais lorsque ce dernier abdique au profit de deux de ses trois filles (la troisième étant vouée à l’exil) et se retrouve nu, fou et marginalisé, le mur s’écroule comme un jeu de Mikado, formant une épaisse forêt dans laquelle le Roi errera. Le décor s’aplanie lors du finale, les lattes de bois jonchant le sol, comme abandonnées sur un terrible champ de bataille. Ainsi, les décors ne permettent pas de situer l’action, ni temporellement, ni spatialement. C’est aux costumes d’Ingo Krügler que revient ce rôle. Ces derniers, modernes et occidentaux, nous placent d’emblée face à un drame contemporain, sans pour autant qu’une réelle transposition n’ait été effectuée. Les jeux de lumière de Franck Evin, très étudiés, renforcent la dramaturgie.
Lear par Calixto Bieito (© Elisa-Haberer / Opéra national de Paris)
La folie, omniprésente dans l’œuvre, est traitée avec beaucoup de justesse. Elle apparaît dès la première scène, lorsque le Roi, dans une sorte d’hystérie narcissique, jette à ses filles des morceaux de pain, représentant son royaume, en proportion de l’intensité de la déclaration d’amour hypocrite dont elles l’honorent. Les deux premières, Regan et Goneril, telles des bêtes affamées, les dévorent à même le sol, prêtes à se mordre pour se les accaparer. Ces trois personnages, tous alors réputés sains d’esprit, paraissent bien plus fou que le Fou du roi, dont les interventions sont empreintes d’une certaine recherche de sagesse ! Plus tard, c’est Edgar, le fils rejeté du Comte de Gloucester, qui gagnera la réputation de fou : sa fidélité et sa ruse (pour éviter le suicide de son père) prouvent pourtant qu’il n’en est rien. De même, Lear lui-même, au plus profond de sa folie, simplement vêtu d’un caleçon affichant son incontinence, garde une certaine dignité, quand ses deux filles assoiffées de pouvoir, poussent des rires démoniaques à l’évocation de leurs machinations.
La direction d’acteur du metteur en scène est absolument remarquable, caractérisant les personnages de manière précise et juste, leur offrant une évolution constante au fil de l’œuvre. La large distribution (quatorze solistes sont mobilisés), sans nom ronflant, présente une grande homogénéité. A la tête de cette troupe, Bo Skovhus, déjà irrésistible dans les Maîtres-Chanteurs de Nüremberg de Wagner en mars (voir notre compte-rendu), porte ici son personnage à bout de bras. S’amusant de la folie de Lear sans jamais tomber dans le pathétique, il en force le trait avec justesse de sa voix élégante et puissante, parvenant à émouvoir par la simplicité d’esprit qu’il prête au Roi autrefois puissant et respecté (lorsqu’il erre sur scène en se parlant à lui-même ou qu’il joue aux marionnettes avec ses chaussettes, par exemple), ou par le sourire radieux qui s’affiche sur son visage au moment de rejoindre dans la tombe sa troisième fille, Cordelia, la seule l’ayant aimé, qu’il a pourtant rejetée.
Bo Skovhus (Lear) et Annette Dasch (Cordelia) dans Lear (© Elisa Haberer / Opéra national de Paris)
Cette dernière est interprétée avec lyrisme et sensibilité par Annette Dasch, dont les aigus sont époustouflants. Son aînée, Goneril, bénéficie de l’interprétation glaçante de Ricarda Merbeth : telle une poupée sortie d’un film d’horreur, elle adopte des geste mécaniques et un sourire figé et exagéré qui la rendent effroyable dans sa folie morbide. La cadette, Regan, est campée par Erika Sunnegardh, également auteure d’une prestation théâtrale impressionnante : la soif de pouvoir du personnage l’abaisse au niveau animal, ses instincts primitifs prenant le dessus sur toute civilisation, jusqu’au fratricide final.
Ricarda Merbeth (Goneril) et Andreas Conrad (Edmund) dans Lear (© Elisa Haberer / Opéra national de Paris)
Les interprètes de la famille Gloucester sont également à la hauteur de l’événement. A commencer par Lauri Vasar qui incarne le père d’un timbre puissant. Son interprétation, qui manque légèrement de flamme lors de sa première intervention, est poignante lorsqu’il réalise qu’il a été trahi et qu’il a rejeté le fils qui l’aimait, peu après s’être fait arracher les yeux. Ce fils malheureux, c’est Edgar, magnifiquement chanté par le contreténor Andrew Watts qui passe avec aisance de sa voix de poitrine, légèrement cuivrée, à une voix de tête claire et puissante. Ce dernier apparaît, en slip et marcel, recouvert de boue, lové dans une couverture de survie, en marginal plus vrai que nature. Enfin, Andreas Conrad est son demi-frère bâtard, Edmund (très proche dramatiquement comme musicalement de Hagen dans le Crépuscule des dieux de Wagner). Son phrasé et son imposante présence vocale le positionnent d'emblée comme un méchant redoutable.
Andrew Watts (Edgar) dans Lear (© Elisa Haberer / Opéra national de Paris)
L’œuvre est difficile : un grand chef était requis en fosse. C’est Fabio Luisi qui apporte sa vision à l’œuvre. Et celle-ci ne peut laisser indifférent. Les percussions, positionnées dans les loges latérales, sont omniprésentes, proposant une grande variété d’effets (bruits de mitraillette imités en frappant un gong simultanément à une caisse-claire avec une baguette de batterie, ou ce même gong joué avec un archer). Les violons, aux suraigus angoissants (durant la tempête, notamment) ou aux lamentations émouvantes, mènent un orchestre inspiré, finissant sur une note lyrique pour accompagner le dernier soupir du Roi Lear. Avec cette production, l’Opéra de Paris donne pour la seconde fois de la saison un opéra difficile d’accès, après Moïse et Aaron en octobre, et parvient à faire le plein tout en suscitant l’admiration grâce à des mises en scènes et des interprétations brillantes.