Clichés (très) viennois tout en charme : La Chauve-Souris au Volksoper
Depuis 2007, le ténor et metteur en scène Heinz Zednik prend en charge la reprise et la modernisation de l'ancienne production signée Otto Schenk de La Chauve-Souris (Die Fledermaus) représentée en 1987 à l'Opéra d'État de Vienne. Cette soirée aussi, la direction scénique prouve que la production reste indémodable en gardant l'actualité des dialogues pimentée par des références à la situation sanitaire actuelle. Il s'agit d'un portrait de la société viennoise dans toutes ses gammes. De la réminiscence de l'Opernball (annulé l’année prochaine) jusqu'à la caricature du personnage-type d'ouvrier ivre parlant exclusivement en wienerisch (accent dialectique proprement viennois) à moitié braillé. La représentation joue avec les clichés, mais de bon goût. La réussite de la soirée tient également à l'enthousiasme et la vivacité de la distribution.
Sebastian Reinthaller capte pleinement la personnalité et les manières de l'homme de société Gabriel von Eisenstein. Il met l'épaisseur de son timbre à l’œuvre dès son entrée sur la scène pour susciter le charme équivoque du personnage, chic et noble d'une part, grivois et maladroit de l'autre. De manière générale, il maintient la régularité de son chant même en faisant beaucoup de mouvement et en alternant entre le chant et le dialogue. Dans ses échanges avec d'autres personnages, il est réceptif, encourageant et capable dans le même temps de monter le ressort comique en fonction des moments clés du personnage.
Ursula Pfitzner incarne sa femme Rosalinde, avec tout pour saisir les nuances du personnage : charmante, vibrante, coquette et un beau timbre puissant. Ce dernier, doté d'une flexibilité dramatique, impressionne pendant les moments comiques et lyriques. Le sommet lyrique du personnage, la csardas (danse nationale populaire hongroise) « Klänge der Heimat » (« Les sons de mon pays ») démontre tour à tour la puissance, la rondeur, la chaleur et l'expressivité de la voix qui renforcent le tempérament fougueux de la society-lady déguisée en Comtesse hongroise. La présence scénique séduit constamment, nous ramenant au charme inépuisable de Hanna Glawari qu'elle a récemment incarnée. Ses interactions avec d'autres personnages, notamment Eisenstein, Alfred (Szabolcs Brickner) et Adèle (Elisabeth Schwarz) sont pleines d'attraction et d'encouragement mutuel : un véritable régal des moments comiques.
Elisabeth Schwarz est Adèle, l'astucieuse femme de chambre du couple Eisenstein. Son jeu d'actrice jovial forme une combinaison intéressante avec son timbre cristallin et perçant. Le solo «Mein Herr Marquis» (Mon cher Monsieur le Marquis) démontre la brillance frappante de son registre haut ainsi qu'une maîtrise générale de la respiration et de la ponctuation, ce qui permet à la voix de vaquer entre les legati et les staccati (liés et piqués) avec aisance et stabilité. La netteté de son timbre est surtout mise en valeur face à l'épaisseur du timbre de Rosalinde et la rugosité de celui de Frank (Josef Luftensteiner).
Ben Connor incarne le Docteur Falke, notaire qui veut se venger de la ruse d'Eisenstein à cause de laquelle il subit la moquerie comme «docteur chauve-souris» (Doktor Fledermaus). Connor, par son timbre puissant et son long souffle, saisit le côté charismatique et imposant du personnage, tout en gardant la stabilité du chant même en faisant beaucoup de mouvements. Son timbre se complémente bien surtout dans les duos avec Eisenstein.
L'alto Martina Mikelić incarne le rôle travesti du Prince Orlofsky. Son timbre velouté, couplé avec l'androgynie et l'élégance du personnage, séduit vocalement et dramatiquement. Son couplet dans le deuxième acte prouve l'expressivité et la maîtrise générale de la voix.
Szabolcs Brickner en Alfred, professeur de chant et ancien amant de Rosalinde, profite de sa puissance vocale pour produire le son cliché du ténor qui souligne le comique de son personnage. En même temps, Brickner exploite avec intelligence la démarcation fine entre le chant et la parole chantante. Un tel appui dramatique est précieux, surtout dans ses échanges avec Rosalinde et Frosch (Gerhard Ernst, rôle parlé).
Josef Luftensteiner joue avec l'aridité de son timbre pour incarner la double facette de Frank, à la fois Directeur de prison blasé et amoureux naïf sous le charme d'Adèle. Incarnant Ida, sœur d'Adèle, Mila Schmidt est tout à fait charmante. Dans la scène de ballet, elle suscite une explosion de rire par la maladresse de son personnage qui tombe, s'écroule par terre, crie « Abstand, bitte ! » (« Distance, s'il vous plaît ! »- en référence à la situation actuelle, bien entendu). Dans la scène de valse, elle partage avec Falke une forte attirance qui dépasse presque celle du couple Eisenstein. Gernot Kranner saisit toutes les nuances comiques de l'avocat Blind qui bégaie par la vivacité de son chant et de son dialogue. Enfin, le comédien Gerhard Ernst se fait bien remarquer dans le rôle de Frosch, gardien de prison, qu'il pimente par des monologues semi-improvisés en wienerisch caricatural à mourir de rire.
La direction musicale de Guido Mancusi est dynamique et sensible, respectant la tradition de la valse viennoise et de la Schlagermusik (tradition allemande-autrichienne de la mélodie populaire, parfois inspirée par des mélodies de l'opérette). La masse sonore offre des balancements rythmiques et mélodiques pleins d'énergie et bien ponctués. La mélodicité et l'expressivité des textures sonores sont assurées par les cordes, tandis que la collaboration entre les cuivres et les percussions affirment des ponctuations à la fois précises et marquantes. La musique est également d'une synergie fructueuse avec le chœur sous la direction de Thomas Böttcher, garantissant l'éclat des finales de chaque acte.