Le Retour d'Idoménée, le retour de l'Opéra à Lille
Un gisant, sur un cercueil de verre, sous une douche de lumière, derrière un voile noir translucide trône déjà au milieu de la scène avant que n'entrent les spectateurs, invités aux funérailles de l'art, ou plutôt à sa résurrection. Les choristes entrent de noir vêtus et masqués, s'installant autour du mort qui est en fait Idamante (le fils qu'Idoménée tue dans cette tragédie), sauf que le personnage incarné par Samuel Boden se relève, comme une métaphore de la culture et de cette production.
La représentation devient ainsi un cycle re-présentant l'éternel recommencement de la tragédie mais aussi de l'art qui se relève toujours. Les personnages gagnent une mort encore un peu éternellement à crédit, un peu d'amour et de bonheur à revivre en plus, comme le public gagne un spectacle qui avait été annulé. Ce public applaudira aussi chaleureusement la fin de ce spectacle qu'il mesure le sauvetage effectué et ses difficultés, autant qu'il attend la production intégrale de cette œuvre et de cette mise en scène signée Àlex Ollé de La Fura Dels Baus qui seront rendues la saison prochaine.
Le résultat réimaginé ici présenté s'annonce clairement comme une "création scénique d'après Idoménée" qu'il doit concentrer énormément : la partition est coupée pour tenir en 1h30 sans entracte, la mise en scène devient une mise en espace autour d'un autel central voilé de tissu sur lequel sont projetées des vidéos. La reconfiguration du spectacle, dans sa dimension matérielle même, est une réduction mais renforce la puissance de certains aspects, en particulier la présence surplombante de l'orchestre -tel une phalange de tragédie antique- élevé sur une plateforme (et séparé du plateau par un autre voile) en fond de scène (la fosse étant à bannir pour respecter les distanciations). L'œuvre se concentre également sur les relations duelles, cette succession de retrouvailles et déchirantes séparations entre amant et amante (le bien nommé Idamante, Prince de Crète, et la bien nommée Ilione, Princesse troyenne), entre père et fils (Idoménée et Idamante), entre celui qui ne veut pas être beau-père et celle qui déteste vouloir devenir sa bru (Idoménée et Ilione), et autant de combinaisons avec Électre (fille de l'omniprésent absent Agamemnon).
La mise en scène voulant et devant (se) parer au plus pressé (parce que pressée dans son élaboration), plutôt que de déployer un message original et complémentaire qui aurait pu contribuer à rendre l'épaisseur de la tragédie, préfère l'illustrer au premier degré dans un univers neutre. Après cette pertinente idée initiale ressuscitée, elle enchaîne des interactions scéniques et des vidéos répétant strictement le message (les vidéos toutes en noir et blanc zooment jusque dans le fond d'une pupille lors des introspections, s'arrêtent sur des grimaces lorsqu'un personnage souffre, montrent deux corps nus enlacés lorsqu'un couple s'aime, l'autel devient un banquet pour le mariage en faisant entrer Ilione dans une robe blanche avec une couronne de fleurs façon hippie, etc) avec en prime la traditionnelle -à Lille- lumière éblouissant le public à la fin de l'œuvre.
La concentration du drame repose donc énormément sur les chanteurs qui offrent une énergie vocale et scénique intense et constante, autant que la qualité de la prosodie fondamentale pour ce répertoire avec son texte théâtral. Là encore, il suffit de rapporter la prestation offerte aux difficultés du travail et de la comparer à la version de concert qui aurait été proposée (si tant est que le spectacle aurait même eu lieu), pour pleinement comprendre l'enthousiasme du public.
Dans le rôle d'Ilione (la traditionnelle Princesse amoureuse des tragédies), Chiara Skerath ouvre la partie vocale en exposant ses malheurs et la situation du drame (comme un résumé des épisodes précédents). Les paroles et les intentions demeurent limpides et richement investies, même à mesure que la voix se fait plus lyrique, intensément projetée, partant d'un grave en retrait mais caressé pour éclater vers des aigus de tragédienne.
L'élégante articulation de Samuel Boden en Idamante est celle d'un ténor à la française, quoiqu'un peu tendue dans le vibrato (ce qui contribue toutefois à l'approcher de Chiara Skerath). Le volume et l'aigu plafonnent un peu mais l'accablement se présente par une grande tendresse vocale. L'inverse en somme d'Enguerrand de Hys en Arcas, autre registre de ténor à la française plus claironnant, très placé dans le médium et l'aigu sonnant clair.
Le personnage d'Électre est celui qui pâtit le plus de cette version réduite, qui ne donne ici aucune suite à ses menaces et la mène simplement à bouder en bout de table en apportant sa propre bouteille de vin. L'interprète Hélène Carpentier n'en investit pas moins toutes ses interventions, même lorsqu'elle doit faire tournoyer les pans de son manteau en guise de ballet. Elle projette aussi volontairement et volontiers la voix en accents sonores, le cœur des phrases bougeant un peu mais restant timbré. Le chant reste un peu tendu mais il s'assouplit en duo avec la flûte, empruntant ses trilles et son boisé.
Porté par Le Concert d'Astrée jusqu'au mezzo forte, Frédéric Caton en Arbas et Protée est ensuite couvert : tragique pour l'auditeur qui ne peut apprécier que brièvement sa qualité d'articulation et ses quelques accents, mais plus tragique encore pour ce qui concerne Yoann Dubruque submergé lui aussi alors qu'il incarne Neptune.
Enfin, Tassis Christoyannis entre comme une évidence dans ce personnage royal de tragédie française, par sa voix grave au point de vrombir, marquetée d'accents tragiques et surtout ce modèle de prosodie française déjà démontré à la scène, au disque comme en récital de mélodies.
L'orchestre domine la scène comme parfois la partition. Les grands élans des cordes sont mis au service des accents tragiques comme de la précision des mouvements fugués. La phalange suit les grands élans autant que les gestes plus mesurés et précis de la cheffe Emmanuelle Haïm, rendant la grande finesse mélodique mariée au raffinement harmonique de la partition.