Karine Deshayes en vedette d’une fête rossinienne au Festival de la Grange aux Pianos
Une résidence d’artistes et de stagiaires, un centre de documentation, un musée inédit (avec une fameuse collection de pianos !), une bibliothèque aux mille partitions, mais aussi une salle de concert. C’est tout ceci à la fois qu’a réussi à rassembler le pianiste Cyril Huvé dans une imposante bâtisse nichée dans la campagne verdoyante du sud de l’Indre, dans le petit village de Chassignoles, au pays de Georges Sand. Une bâtisse devenue Grange aux Pianos depuis l’année 2011, et qui n’a depuis cessé de gagner en notoriété tant auprès de musiciens en quête de dépaysement que d’un public qui, chaque année, l’heure du festival d’été venue, se presse en masse aux portes de l’imposante demeure. Et cette année 2020 ne fait pas exception, avec d’autant plus de bonheur pour son public que le festival a réussi à échapper au couperet de l’annulation (contrairement à beaucoup d’autres).
Un spectacle lyrico-historico-comique
Nombreux, le public l’est plus que jamais à l’heure d’accueillir deux solistes de choix : Karine Deshayes, authentique reine du bel canto, et son incontournable partenaire Delphine Haidan (deux mezzos qui collaborent de longue date et dont le prochain album, “Deux mezzos sinon rien”, enregistré à la Ferme de Villefavard en Limousin, est attendu le 18 septembre). Un duo vedette, donc, venu rendre hommage à Rossini dans un concert conçu comme un spectacle lyrico-historico-comique. Le chant y a évidemment une place de choix, avec un programme nourri par les airs phares des plus grands opéras du cygne de Pesaro : Le Barbier de Séville, L'Italienne à Alger, Tancrède, Semiramide, ou encore La Cenerentola. Autant d’œuvres dont Jean-François Vinciguerra, en plus de chanter lui aussi, narre la genèse dans des intermèdes parlés fort bien documentés et drôles. L’occasion d’apprendre notamment que Rossini aurait composé le grand air de Tancredi, “Di Tanti Palpiti”, en une vingtaine de minutes à peine, le tout en se délectant d’un bon risotto.
Du rire, donc, mais du bonheur, aussi. Celui d’entendre ici deux voix féminines complémentaires et brillantes, totalement épanouies dans ce répertoire belcantiste que les deux artistes magnifient par une majesté et une ardeur vocale également partagées. Dans chacun des rôles qu’elle vient à endosser, Karine Deshayes (auréolée cet été d’une première participation au Rossini Festival de Pesaro) se montre rayonnante et virtuose. Dans les rôles-titres d’Élisabeth, Reine d'Angleterre (“Quant’e grato all’alma mia”), de Semiramide (“L’usato ardir”) et de l’incontournable Rosina du Barbier (“Una voce poco fa”), la mezzo affiche toute la prestance d’une ligne vocale aux traits sans cesse polis par un souci permanent de la justesse et de la variété des couleurs. La musicalité et les émotions se dégagent par l’emploi d’un instrument vocal à l’émission toujours pleine de brillance, portée jusqu’aux cîmes par des aigus éclatants et généreusement projetés. Une prestation qui permet aussi de savourer des mélodies rossiniennes, telle cette “Belta crudele” interprétée avec une superlative noblesse de chant.
Deux mezzos en fusion
Dans sa robe d’un rouge aussi éclatant que la tenue de sa partenaire, Delphine Haidan livre une prestation tout aussi remarquée dans sa quête permanente de l’esthétique vocale et de la coloration de la ligne de chant. Bien plus portée vers les graves que sa fidèle complice, elle déploie toute l’ardeur de son timbre dans des airs fameux qui ravissent l’audience : “Di Tanti palpiti” (Tancredi), “Cruda sorte” (L'Italienne à Alger), ou encore “O Che Muso” (toujours L’Italienne). Dans ce dernier duo, chanté avec Jean-François Vinciguerra, Delphine Haidan se présente en Isabella fort joueuse, s’affranchissant avec délice du phrasé syllabique. L’ensemble des duos réunissant les deux chanteuses (air de Malcolm et Elena dans La donna del lago, et un Nocturne à deux voix issu des Soirées musicales) scellent l’union de deux voix pleinement complémentaires, avec des tessitures aux teintures différenciées qui entrent bien moins en concurrence qu’en exquise harmonie.
Conteur hilarant, pour ne pas dire véritable “showman” (c’est aussi un homme de théâtre), Jean-François Vinciguerra est également un baryton-basse qui en impose, fort non seulement d’un charisme scénique, mais aussi d’une voix profonde dont l’émission porte loin et fort sans jamais être excessivement forcée. Au service de la musique autant que de la comédie, le chanteur endosse chacun de ses rôles avec une générosité et un entrain permanent, qu’il s’agisse de son rôle fétiche de Don Basilio (air de “La Calumnia” du Barbier), de Don Magnifico (La Cenerentola) ou encore Don Profondo (Le Voyage à Reims). Le public s’esclaffe mais savoure aussi la prestation fougueuse d’un soliste masculin en alchimie avec ses deux partenaires féminines, comme en attestent de bien jolis duos (“O Che Muso” avec Delphine Haidan, ou encore le “Quella ricordati” de Semiramide avec Karine Deshayes).
Derrière son piano, Cyril Huvé est un hôte aux mains d’or (ou au moins d’ivoire et d’ébène). Dans un répertoire lyrique retranscrit qui n’est pas forcément son domaine de prédilection, le lauréat d’une Victoire de la musique classique (en 2010, pour un album dédié à Mendelssohn) s’illustre par un jeu empli de raffinement et d’alacrité, deux qualités d’autant plus nécessaires quand il s’agit de se mettre au service d’airs aussi énergiques que ceux de Rossini, dont l'auditoire savoure aussi “Un rêve”, une mélodie aux antipodes de l’opéra-bouffe (qui fait penser à du Chopin), interprétée par son épouse Céline Huvé dans un court intermède conclu par des applaudissements aussi nourris que ceux réservés aux quatre autres artistes.