Cosi fan tutte téléréalité à Nice
Cosi fan tutte mis en scène par Daniel Benoin est à la fois traditionnel et innovant, grâce à un dispositif astucieux : une "téléréalité" où Don Alfonso "met en scène" les relations qui se nouent entre tous les protagonistes. Pour le réel apparent (sur les récitatifs) chacun va et vient en costume de ville (moderne), ce qui alterne avec la « réalité » filmée elle (arias, ariosos et ensembles, dans les costumes de Nathalie Bérard-Benoin et un décor de Jean-Pierre Laporte, de type 18ème siècle) projetée sur écran par les soins du vidéaste Paolo Correia. Ce parti pris ajoute une dimension de représentation supplémentaire en révélant la distance entre le senti et le « réel » publié. L'idée astucieuse (quoique huée par le public niçois à la fin du spectacle) montre le mécanisme de manipulation au centre de cette œuvre. La distance entre les sentiments véritables et les apparences sociales ici télévisées accentue la profondeur et la modernité de ce livret, comme la cruauté finale. D'autant que, comme les jeunes générations hypnotisées de nos jours par les fausses amourettes des stars de télé-réalité, les interprètes de ce Cosi fan tutte jouent pleinement la conviction dans ce jeu de rôle, confondant attentes sociales et conformité aux apparences en soulignant combien elles se conservent depuis l'époque de Mozart jusqu'à nos jours.
L'interprétation musicale désarçonne également le public qui sifflera notamment le chœur, sans doute pour son tonitruant Bella vita militar…, qui accentue justement le caractère ironique de cette musique militaire d’opérette, avec laquelle Mozart moque la mascarade mise en œuvre par les héros masculins. Cet esprit renforce pourtant le propos scénique, soulignant la dimension convenue, les grands élans militaires ou pompeux (car ils ne sont que jeux de rôles).
Mais dans les deux duos où tout va basculer, nulle distance ironique et nul jugement, il s’agit bien d’un moment où l’amour se dit. L’Orchestre Philharmonique de Nice, sous la scrupuleuse direction de Roland Böer, prend les choses en main dès l’ouverture, lance le tempo frénétique de la mécanique et produit son effet révélateur/dévastateur. Cet orchestre sait se faire bande-son de cinéma ou de télévision, avec un rôle de soutien et de ponctuation.
La distribution vocale est très homogène, pour la beauté des timbres, les qualités vocales de présence, de projection, et d’agilité tout en sachant se fondre dans les ensembles. Don Alfonso est incarné par Alessandro Abis, jeune basse à la voix claire et sonore. Un jeune homme donc, ce qui colle au parti-pris de mise en scène, même si par deux ou trois fois, lorsqu’il devient le Don Alfonso « filmé », il est alors grimé, à vue, en vieillard entremetteur (plus conforme alors à la tradition). Le tempérament théâtral est plus que convaincu. La voix sait à merveille distinguer les apartés, toujours audibles comme tels, sans nuire à la polyphonie des ensembles. Dans le trio Soave…, il produit des sons particulièrement stylisés et emplis de tendres promesses. En Despina, Hélène Carpentier est très convaincue, avec la légèreté, mais aussi, un touchant soupçon de gravité. Les travestissements de la voix sont bien là comme il faut, mais jamais vulgaires ni clichés. La voix n'est cependant pas celle d'une soubrette, et tire vers le lyrique léger, avec de délicieux sons dans le haut medium et l’aigu (Una donna di quindici anni…). Elle assume pleinement tous les aspects scéniques requis par la production, toujours avec une présence sonore dans les ensembles.
La Dorabella de Carine Séchaye est un peu en retrait (mais le rôle l’est un peu aussi), avec une tendre voix de mezzo-soprano, qui, se chauffant, devient plus présente. Elle joue également avec style, mais en restant mesurée par un pas en retrait, point encore dans une pleine exposition. Roberto Lorenzi, jeune baryton, propose un Guglielmo à la voix chaude et de grande classe, sombre et virile. L'étendue de l'ambitus et la parfaite maîtrise des nuances lui permettent de doser son chant comme un peintre le ferait de sa palette. Sa prestance sait incarner efficacement les aspects du personnage, avec la mâle assurance, l’amertume ou la séduction (lorsqu'il fait fléchir Dorabella).
La Fiordiligi que propose la soprano Anna Kasyan impressionne de santé, de longueur, de projection. Les dynamiques sont maîtrisées du triple piano au triple forte, du plus doux au plus autoritaire. Elle chante avec passion, mordant les mots dans la colère, les exhalant dans la tendresse. Dans les deux grands airs (Smanie implacabili et Per pietà) elle met encore davantage de contrastes, avec cependant une tendance à trop appuyer les moments poitrinés, lesquels produisent toutefois un impressionnant effet que le public applaudit dignement aux saluts. Elle campe une Fiordiligi entière, incandescente, rugissante, tant dans la résistance que l’abandon de soi (Fra gli amplessi). Enfin Pierre Derhet, jeune Ferrando, est doté d’une voix de ténor solide, facile, étendue, avec un timbre aux accents virils, mais capable des mezza voce les plus subtils (Un' aura amorosa), capable aussi des accents les plus guerriers (Tradito schernito…). Il maîtrise également la palette dynamique et, chose rare, il est présent dans les ensembles, même en voix mixte. Il assure de surcroît le rôle théâtralement avec aisance et prestance !
Cette distribution est donc saluée par le public amoureux des voix à Nice.