Maria de Buenos Aires danse l'Opéra-Tango à Rennes
Dès les premières notes du bandonéon jouées par Carmela Delgado, le ton est donné. L’ambiance est sombre, les visages fermés. Sur scène, pas de talons aiguilles ni de jupes fendues mais des danseuses et danseurs pieds nus, vêtus de robes sombres et de costumes noirs à même la peau. Dans cet operita en « aïe mineur », l’âme du tango est ailleurs, dans l’espace entre les corps, la retenue des mouvements, les silences. Le chorégraphe et metteur en scène a voulu transmettre la culture du tango à un ballet et à un orchestre, tous les deux novices en la matière. Le résultat s’éloigne de l’univers traditionnel du tango, pour aller vers une danse plus actuelle et dynamique ou au contraire une gestique épurée plus proche du ballet d’opéra que de la danse de cabaret. La rencontre se transforme donc en une recherche d’ordre esthétique afin de transmettre les ambiances, les sentiments du tango, ancrée dans la musique d’Astor Piazzolla.
Pour cette reprise rennaise, le chef franco-argentin Nicolas Agullo dirige l’Orchestre Symphonique de Bretagne. Aux 13 instrumentistes se joignent 4 musiciens argentins (un bandonéon, une guitare, un piano et des percussions). Les musiciens, complètement à l’écoute et sous le charme du chef argentin, intègrent pleinement les rythmiques et effets stylistiques spécifiques à cette musique opérant par l'alchimie sonore.
Maria de Buenos Aires est avant tout une œuvre poétique. Elle suit la logique choisie par Horacio Ferrer pour introduire à la fois dans le mystère de Maria, du tango et de sa ville. Maria Tango, Maria du faubourg, Maria nuit, Maria passion fatale, Maria de l’amour, est née un jour que « Dieu était de mauvais poil ». Invoquée par El Duende (l’Esprit), elle revit ici différents épisodes de sa vie, sa naissance et son ascension dans les banlieues de Buenos Aires, sa gloire dans les cabarets de la ville, sa descente aux enfers dans ses bas-fonds, sa mort. Mais aussi sa lente renaissance qui à travers l'errance de son ombre dans les rues de la capitale argentine, jusque dans le ''cirque des psychanalystes", la mène à être initiée aux mystères de la fécondité pour finalement enfanter d’une petite Maria.
La clé, pour pouvoir pénétrer dans le langage baroque et surréaliste d’Horacio Ferrer est de s’abandonner aux impressions que sa dramaturgie crée dans la musique d’Astor Piazzolla, se laisser aller à l’émotion, se détacher des sur-titres, se laisser bercer par ce long poème lyrique, suivre cette émotion qui gagne à fleur de peau, car rien n’est descriptif mais tout est suggéré.
Maria de Buenos Aires n’est donc pas seulement un personnage, c’est aussi une figure, un imaginaire. Elle est la ville de Buenos Aires, le peuple argentin, le tango. C’est l’image de la Femme mais aussi des bas-fonds de Buenos Aires. Elle représente toutes les femmes, de la mère jusqu’à la Vierge.
La mise en espace fait honneur à cette ville, de la naissance du tango dans les quartiers populaires jusqu'à un Enfer où Maria est condamnée à errer la nuit. Le décor est minimaliste avec des touches très graphiques pour créer des espaces poétiques. Juste quelques chaises, des photos en noir et blanc de la ville de Buenos Aires, aux effets plongeants et vertigineux comme éléments de repères. Le noir de fond de scène est amplifié par un jeu avec des feuilles noires qui tombent des cintres, virevoltent et tapissent peu à peu le sol (évocation des bas-fonds).
Le ballet devient réincarnation du tango sous diverses formes. Il suit les diverses époques et niveaux d’existence que traverse Maria, diverses catégories stylistiques du tango (traditionnel, romance, chanson, moderne), de la milonga, de la valse. La danse est variée avec solo, duos, danses de couples et des mouvements d’ensemble très étudiés, dans des effets cinématographiques comme le ralenti. Ce cocktail intense de poésie, de musique tango et de danse est interprété vocalement par une mezzo-soprano populaire, un ténor d’opéra et un récitant. Les personnages sont davantage commentateurs d’une action qui n’est pas représentée mais suggérée. Les positions sont statiques, en opposition à la mouvance des danseurs.
Le personnage de narrateur-meneur de jeu (El Duende, l’Esprit) est assumé par Alejandro Guyot avec conviction et sensibilité. La diction est soignée, le débit varié, plutôt lent et solennel au début, plus passionné par la suite. Comédien, il prête à sourire lorsqu’il se mêle aux trois danseurs-marionnettes ivres dans un bar absurde, seul moment de détente dans cette œuvre si sombre.
La Maria de Ana Karina Rossi est expressive, mais ne semble vocalement pas vraiment blessée par la vie. Elle reste un peu égale, comme observatrice de sa vie. Spécialiste de ce répertoire argentin, le timbre est velouté, la compréhension impeccable mais la voix peine par moment à passer l’orchestre, malgré l’amplification. Elle manque un peu de soutien, notamment dans les graves, trop souvent chuchotés. Sa voix parlée en revanche est fluide et homogène.
Le ténor lyrique allemand Stefan Sbonnik ayant une voix puissante, le fait de l’amplifier n’est pas à son avantage (les aigus saturent un peu lors de sa première intervention). Mais il sait très vite s’adapter et doser afin de moduler sa ligne pour ne pas écraser celle d’Ana Karina Rossi. En résulte une voix douce, nuancée et bien projetée, au timbre clair et à la compréhension nette même si l’espagnol n’est pas sa langue natale.
C’est un public enthousiaste qui applaudit longuement l’ensemble des artisans de la production, avec cependant un sforzendo pour la quatrième voix de ce spectacle, le bandonéon.