L’Autruche en Autriche : La Flûte enchantée à Vienne
Une saison à l’Opéra d’État de Vienne sans La Flûte enchantée semble impensable. Depuis la réouverture de la maison après la Seconde Guerre mondiale, seule l’année 1987 s’est déroulée sans que le chef-d’œuvre créé dans la capitale autrichienne en 1791 n’y soit présenté. L’interprétation actuellement au répertoire, signée du duo Moshe Leiser et Patrice Caurier met en scène les coulisses du Staatsoper (décors de Christian Fenouillat), parfois délimités par un rideau blanc, où s’élèvent (par fil) et descendent (par trappes) les personnages, les praticables et les accessoires nécessaires. Sous l’éclairage changeant de Christophe Forey, les costumes d’Agostino Cavalca, en parts égales modernes, traditionnels ou animaux, se montrent beaux et souvent créatifs mais ne raviraient guère un jeune public novice, qui se réjouit néanmoins de l’apparition d’un dragon-serpent et des charmants animaux dansants chorégraphiés par Beate Vollack : deux ours (brun et blanc), un rhinocéros, un gorille et des autruches. Les metteurs en scène (qui ont signé la production en 2013) font aussi l'autruche face à la question polémique du "blackface", leur Monostatos autrichien (mais Maure, selon le livret) ayant le visage maquillé de noir, suscitant des réactions parmi la presse.
Pour garder son instrument « frais et jeune », l’étoile wagnérienne Andreas Schager insère (comme bien d’autres ténors dramatiques) un Tamino de temps en temps à son calendrier. Ressemblant quelque peu à l’Aladdin de Disney, Schager parvient à maîtriser ses forces vocales (et ne pas noyer ses collègues) mais prend quelque temps pour gagner en élégance, précision et variation dynamique (contrairement à un ténor lyrique et proprement mozartien). En revanche, son énergie dramatique, voire romantique, met en valeur ses récitatifs et contrebalance le manque de dynamisme dans la direction d’acteur. À ses côtés (comme l’année prochaine à Bastille, mais dans Le Crépuscule des dieux), Ain Anger interprète Sarastro avec un timbre riche, noble et chaleureux (surtout les graves), déplié et déployé au mieux à la fin de la soirée, lorsqu’il parvient finalement à équilibrer (et définir) les différents registres, ainsi que ses lignes musicales.
Aleksandra Jovanović, qui fera bientôt ses débuts au Garnier dans L’Enfant et les sortilèges, campe une Reine de la Nuit d’abord pensive mais de plus en plus furieuse (dans son chant plus que dans sa gestuelle), voulant même accélérer le tempo de son fameux air Der Hölle Rache. Son intensité et son timbre, parfois gazouillant (sans gâcher l’expression voulue), contrebalancent l’imprécision occasionnelle quant à l’intonation, la projection du registre moyen et la synchronisation avec le chef. Le lien de parenté entre elle et sa fille Pamina est rendu crédible par la capacité d’Andrea Carroll à incarner et transmettre les émotions, par sa posture et par son timbre rond et chaleureux, qu’elle mène exquisément dans son grave dense et dans le piano de ses aigus. Ses interventions solistes sont les clous émotionnels de la soirée. À ses côtés, le Papageno de Rafael Fingerlos (son collègue dans la troupe du Staatsoper) tire profit du potentiel comique du livret, qu’il rend vivant (sans exagérer) avec une diction au parlé précis et varié. Avec le temps, plus de volume, de variation et d’aisance dans le registre haut s’ajouteront sans doute à son chant qui devient toutefois plus ouvert et sonore suite à la rencontre avec la charmante Papagena, son contrepoids – à lui comme à sa corde de pendaison. Celle-ci profite du phrasé flexible et du soprano limpide, bien équilibré d’Ileana Tonca.
Benedikt Kobel campe avec son ténor sûr et clair un Monostatos résolu et rythmique, bien que son chant perde quelque peu en définition et précision lorsque ses musiques gagnent en vitesse. Dans les plus petits rôles, Adrian Eröd prononce distinctement les répliques de l’Orateur et du Premier prêtre (aux côtés Peter Jelosits, au ténor clair), tandis que Herbert Lippert (déployant un chant ouvert et bien projeté) et Ryan Speedo Green (baryton-basse au beau timbre charpenté) incarnent les deux hommes d’armes. L’équilibre vocal des Trois garçons est assuré par la provenance des Petits Chanteurs de Vienne, et celui des Trois dames par Fiona Jopson (munie d’un soprano clair), Ulrike Helzel (qui mène un mezzo gazouillant et libre, dans le jeu comique) et Zoryana Kushpler (dont le mezzo est le plus sombre et tendre).
James Conlon, à la tête des chœurs – dont le timbre et la dynamique sont précis et bien travaillés – et de l’orchestre de la maison, se met d'abord au service des solistes, mais aussi de la richesse sonore de la partition, rendant aux finales d’acte le sens d’une fin cadencée. La leçon à en tirer est que les moments forts en émotion chez Mozart émanent de la collaboration réussie entre chanteur, chef et chantier théâtral – à lui seul, chacun d’entre eux aurait du mal à y parvenir, surtout en plongeant dans la noirceur.