Les Indes galantes - la revanche de l'opéra-ballet, à Genève
Les Indes galantes ne racontent pas une histoire continue mais proposent quatre voyage distincts : il ne s'agit pas de quatre "actes" comme au théâtre avec continuité d'action, mais de quatre "entrées" de ballet (Turc, Inca, Persan puis Indien d'Amérique). La mise en scène de Lydia Steier choisit donc de présenter des artistes jouant ces différents voyages tragi-comiques sur scène, un théâtre sur le théâtre, comme un jeu mais fictif et cruel : avec une salle à l'italienne sur la scène du Grand Théâtre de Genève. Une mise en abyme qui s'offre tel un miroir déformant de la lutte des civilisations se retournant contre l'Europe : le théâtre est en ruine, marquant la chute de la Culture.
En effet, ce ne sont pas ici des colons Occidentaux qui débarquent dans des pays exotiques pour les "civiliser", mais des artistes en Occident prisonniers de leur théâtre dévasté, retenus en otage par des soldats. Ceux qui devaient conquérir le monde se retournent contre leurs semblables, traitent le peuple d'artistes (ici danseurs et chanteurs) comme des migrants dans leur propre pays, dans leur propre théâtre. La colonisation se retourne contre elle-même.
Pour leur amusement sadique, les soldats brutalisent les artistes et les forcent, fusils en joue et pistolets sur la tempe, à puiser des accessoires et costumes grotesques dans les malles de ce théâtre pour rejouer les différents épisodes des Indes Galantes. Cela permet au spectacle, bien que la mise en scène soit une réinterprétation complète, de représenter effectivement l'essentiel du livret, hormis quelques rarissimes phrases ajoutées où les interprètes expriment leur dégoût à subir cette mascarade (reprenant leur langue maternelle, à contrario du livret en français). Idem pour la partition, subissant certes des coupes franches, mais seulement ponctuée de coups de fusil et de bruits de bombes.
Comme à Bastille (dans la version hip-hop de Clément Cogitore), les chanteurs -solistes et choristes- participent aux chorégraphies, mais ici ce sont des mouvements souples qui leur sont demandés par Demis Volpi, contribuant à composer les tableaux d'ensemble. Cela leur permet de s'intégrer au propos scénographique (dans la mesure de leur souplesse physique et de leurs morphologies éloignées des corps musclés-élancés des danseurs) et cela ne vient pas ici empêcher leurs prestations vocales.
Fil rouge du spectacle, Kristina Mkhitaryan conserve son personnage et caractère d'Hébé, depuis les fêtes d'Hébé aux défaites d'Hébé (c'est en ce personnage allégorique que les soldats la forcent à jouer les captives Émilie et Zima). La voix y correspond, élégamment claire dans le phrasé, douce par la prononciation mais toujours présente et naturellement projetée. Le sourire radieux qui nourrit les couleurs harmoniques de son chant a beau se dissiper dans la tragédie qui s'abat sur le plateau, ses lignes vocales n'en sont que plus lestes.
L'Amour même est ensanglanté dans cet univers haineux, Roberta Mameli en tire une expressivité saisissante d'être meurtri à la voix lyrique. D'autant plus lorsqu'elle joue Zaïre : la voix de la persane perce effectivement la fosse et les cœurs, elle contribue ainsi puissamment dans l'avant-dernier tableau à mener vers la rébellion pacifiste, dans la libre souplesse du phrasé et des ornements. Sa comparse Fatime incarnée par Amina Edris chante le papillon inconstant, plein de couleur et d'assise, pour s'envoler par les résonances harmoniques en fin de lignes. La Princesse convoitée dans l'épisode précédent, Phani (Claire de Sévigné), joue davantage sur la retenue, la clarté et la finesse vocales.
Renato Dolcini campe Bellone avec des graves aussi profonds et marqués que son personnage martial infâme. Il porte la violence et le carnage sur le plateau, comme il fonde, fond et creuse les harmonies de la partition. Cyril Auvity rappelle son habitude des répertoires et des lieux, ses Valère et Tacmas convoquent les élans d'Orphée et de son Berger (incarnations récentes et in loco). La qualité de l'articulation est aussi limpide et intensément animée dans cette langue française. Le timbre pincé est nasalisé en faveur des résonances et de l'amplitude précise de la ligne vocale.
François Lis incarne Huascar et Don Alvaro, sombres et soutenus. À l'exacte inverse, renforçant les déchirements de douceurs du plateau Anicio Zorzi Giustiniani est Don Carlos et Damon souplement bel canto, tandis qu'Ali par Gianluca Buratto opère la transition, d'un grave levé.
La Cappella Mediterranea dans l'acoustique infiniment moins démesurée que la Bastille, mais pourtant à la noble taille d'un Grand Théâtre, peut déployer la largesse de ses moyens en grand effectif. L'intensité dans la direction de Leonardo García Alarcón parvient constamment à chaque pupitre, contribuant par la précision à l'opulence du tutti, comme à Evian pour sa reprise de bâton post-Paris en version concert. Les timbres sont ici richement mis au service de l'harmonie, les bois ont ce grinçant typique de l'instrument baroque, les cordes claquent mais elles offrent aussi leur corps sonore. Un corps sonore accordé à la cordes sensible des corps dansants. Le Ballet du Grand Théâtre de Genève est l'artisan capital pour la cohérente richesse de ce spectacle. Les danses unissent les époques stylistiques du ballet, classique et moderne, comme ils fondent les caractères, jusqu'à ce que se confondent la violence et l'étreinte.
L'art et la beauté remportent progressivement la bataille sur la guerre, les danseurs-chanteurs l'emportent sur les soldats. Ceux-ci qui les torturaient les rejoignent, figurant l'espoir en la culture. Le propos culmine avec le sommet de cette partition qui est pris à son contre-pied absolu : la légendaire danse des Sauvages (du Calumet de la Paix) est jouée lentissimo, pianissimo et même decrescendo, diminuendo (d'autant que le spectacle s'achève ici). Dans une immense violence par la douceur, au point qu'une partie du public (la moitié des réactions de la salle) sort de la proverbiale réserve suisse pour huer la mise en scène -mais acclamer universellement les interprètes.