Un Violon sur le toit à l’Opéra du Rhin pour les fêtes de fin d’année
L’intrigue d’Un violon sur le toit porte de toute évidence sur l’histoire du peuple juif, à se fier au contenu du livret de Joseph Stein et des histoires de Cholem Aleikhem, l’écrivain ukrainien de langue yiddish qui a tissé les fils dont est tirée la comédie musicale. La mise en scène de Barrie Kosky (présentée quelques jours après la première de son Prince Igor à Bastille) ne cherche pas à créer autre chose que l’univers du shtetl (village ou quartier juif) qui en est le cadre. Mais de manière à éviter l’effet kitsch qui pourrait résulter d’une contextualisation trop réaliste, les décors de Rufus Didwiszus renoncent à restituer le village emblématique d’Anatevka – toponyme qui a donné le titre de la version allemande de la comédie musicale –, préférant suggérer les thèmes universels de l’errance et de l’exil. Cela est essentiellement effectué par la conception d’un décor constitué d’un mur de divers placards et armoires dont les multiples portes battantes servent aux entrées et sorties de personnages tout en montrant la privation de repères et d’enracinements géographiques.
Si la menace du pogrom pèse tout au long du spectacle, et si transparaissent certains événements historiques ayant secoué la Russie d’avant 1917, la situation vécue par le laitier Tevye, sa femme Golde et leurs cinq filles évoque tout aussi bien celles de familles palestiniennes d’aujourd’hui que celles de communautés bosniaques d’il y a vingt ans.
C’est là toute la force de ce spectacle, véritable hymne à la Vie, que d’universaliser les thèmes de la cruauté du pouvoir, des conflits sociaux, de la haine raciale, de l’identité d’une communauté et de la lourdeur des traditions dogmatiques vidées de leur sens et allant à l’encontre de l’évolution des temps et des mœurs. Pour l’acte II, la nudité du plateau succède à l’ingénieux dispositif du I, comme si la légèreté du premier acte, aux numéros de danse ébouriffants, cédait la place aux tonalités sombres sur lesquelles s’achève la pièce.
Seuls quelques outils ou accessoires comme la machine à coudre de Motel ou la charrette de Tevye emplissent cet espace désormais épuré, dont la glaçante beauté est soulignée par de symboliques chutes de neige et une poétique toile de fond s’ouvrant sur l’infini d’une forêt de sapins, éclairée par les lumières de Diego Leetz.
Réconcilier ces deux contraires, le ton faussement joyeux, insouciant et léger de la première partie avec les douleurs et les mélancolies tragiques de la deuxième, dénuée de son happy end traditionnel, là est toute la gageure que constitue la représentation d’une comédie musicale résolument atypique, d’une œuvre qui sur le plan théâtral relève du monde du divertissement et de l’entertainment tout en soulevant les grandes questions irrésolues de notre société et de notre humanité. La dimension intemporelle du spectacle est soulignée par l’idée qui consiste à confier le rôle du violoneux emblématique de la pièce à un jeune garçon des temps modernes, présenté dans la note d’intention du metteur en scène comme l’arrière-arrière-petit-fils de Tevye. Dépositaire de la mémoire, de la culture et de l’histoire de tout un peuple, quel qu’il soit, ce jeune garçon vêtu d’un hoodie (capuche) arborant les lettres UCB (University of Berkeley California) incarne tous les espoirs qui sont permis pour les dépossédés de ce monde.
La logistique du spectacle est huilée et millimétrée dans la plus belle tradition du musical de Broadway. La sonorisation permet de ne rien perdre du texte de la version française de Stéphane Laporte, même si les rythmes et les rimes n’ont pas le caractère percutant et envoûtant des lyrics originaux de Sheldon Harnick. La chorégraphie d’Otto Pichler, réglée au cordeau, est elle aussi étourdissante avec ses douze danseurs se mouvant dans l’espace avec la plus grande liberté. La direction d’acteurs, comme souvent pour la comédie musicale, est remarquablement fluide.
Tous les artistes de ce spectacle, avec l'ensemble des chanteurs du chœur, sont visiblement très impliqués dans l’entreprise, portée par le dynamisme des deux têtes d’affiche. Olivier Breitman en Tevye confirme l'avant-goût du spectacle qu'il avait donné lors du concert d'ouverture de saison avec sa prosodie musicale, surtout au service de la narration. Jasmine Roy en Golde déploie une vaste palette de couleurs vocales en jouant sur les nuances. Des trois jeunes premières, la Hodel de Marie Oppert sculpte un timbre précis et à la diction particulièrement claire. Neïma Naouri et Anaïs Yvoz (Tzeitel et Chava) s'investissent pleinement par leur jeu et par le naturel de leur prosodie, essentiellement en dialogue. Les voix sont saines et bien placées. La première (fille de Natalie Dessay et Laurent Naouri qui l'accompagnent avec eux sur les plateaux de concerts et de télévision, fait ici, sans eux, ses débuts sur une grande scène internationale) est bien soutenue et pleine d'un potentiel percutant avec du tempérament scénique et des aigus tirés. La seconde, compose au personnage de jeune intellectuelle férue de lecture un portrait tout en charme et en délicatesse grâce à sa voix fruitée, projetée dans une couleur radieuse.
Parmi les soupirants des trois filles de Tevye et Golde, Sinan Bertrand en Perchik -par sa projection vocale- semble très en phase avec son rôle de révolutionnaire prêt à en découdre avec le système. Alexandre Faitrouni en Motel et Bart Aerts en Fyedka soutiennent les ensembles avec plus de discrétion. Le ténor de Denis Mignien, reste très chantant bien que dans le rôle quelque peu ingrat du boucher Lazar Wolf. Des nombreux autres rôles, se détachent deux piliers emblématiques de la scène alsacienne et de la production théâtrale dialectophone, Gérard Welchlin en rabbin et Cathy Bernecker en Yente.
Tout ce petit monde est mené tambour battant par la direction précise et rythmée, tendre et élégiaque quand il le faut, du chef d’orchestre, Koen Schoots qui avait déjà supervisé les représentations berlinoises. L’Orchestre Symphonique de Mulhouse en rend les rythmes et les couleurs avec implication et constance.
Le public salue avec ferveur ce spectacle qui prolonge la ville (et son fameux marché) dans la magie de Noël, pour quelques heures émouvantes et drôles, que la mise en scène proposée transforme aussi en un véritable message d’espoir.