Requiem de Verdi à l'Église Saint-Sulpice en mémoire du 13 novembre
La file s'étire longuement sur le parvis de l'Église Saint-Sulpice, où se reflètent les lumières tricolores, bleu-blanc-rouge, projetées en face, sur le fronton de la Mairie du VIe arrondissement, en cette froide soirée du 13 novembre 2019. La République et l'Église en vis-à-vis, comme l'hommage de la patrie pour la commémoration qui a lieu dans l'édifice religieux, avec la plus lyrique et passionnée des Messe des morts. Le Requiem de Verdi est donné quatre ans jour pour jour après les attentats qui endeuillèrent la Musique et l'Humanité.
Le chant des cordes graves à l'orchestre installe le deuil et le lyrisme en introduisant les voix du chœur, par des montées de phrases souples, justes, équilibrées. Les longs archets sont intenses et nets. Cordes et cuivres montent naturellement en volume et en vitesse, articulant savamment jusqu'aux trilles et batteries infernales des mouvements rapides, qui sonnent et résonnent dans la nef acoustique. Les vents restent harmonieux (même lorsqu'ils se trompent de notes), les violoncelles, cherchant alors à se raccorder à l'ensemble, adoucissent leurs lignes mélodiques trop basses. Ce lyrisme, l'orchestre et le chœur prennent le temps de l'installer en choisissant un tempo lent, mais constant (qui paraît de fait paradoxalement rapide, puisqu'il ne bouge pas, dans les mouvements traditionnellement ralentis de la partition). Mais même lente, la colère divine reste accentuée et terrifiante, les percussions font gronder les piliers de l'église comme les trompettes du Jugement dernier, placées à travers l'édifice et qui encerclent l'auditoire.
Le chœur répond à l'orchestre, certes pas en volume, mais en implication. Les aigus serrés des pupitres aigus (ténors et soprani) rappellent certes la qualité amateure de ces chanteurs, mais même ces tensions disparaissent avec l'élan collectif des tutti. La grande et redoutable fugue du Libera me domine voit les voix se perdre quelque peu, ou au moins s'agripper aux partitions et s'accrocher à la baguette du chef, avant de se donner rendez-vous au rallentando et de retrouver leur assise sur le pupitre gave. Cependant, le reste de la prestation fait la démonstration d'une justesse et d'une précision remarquées, avec un respect religieux des articulations et nuances, notamment celles qui doivent varier par decrescendo en cours de phrases et venir se refermer pianissimo, comme un lointain écho. Les y guidant avec constance, le chef d'orchestre et de chœur Hugues Reiner ne ménage pas l'immensité de ses gestes pour les instrumentistes et surarticulations pour les choristes. Pestant et sifflant pour fouetter la vigueur de ses phalanges musicales, il est souvent plus sonore que les solistes.
Les quatre solistes, très peu sonores, entrent d'abord par une phrase chacun leur tour, comme un decrescendo : ténor, puis basse, soprano, enfin mezzo-soprano. Devant cet imposant effectif orchestral et choral, dans cette gigantesque acoustique, ils sont recouverts par les tutti, mais Verdi leur offre des occasions de s'exprimer en solistes et petits ensembles.
Le ténor Joachim Bresson mélange intensité et souplesse, de corps et de voix (consonnes serrées et voyelles relâchées, nuque tendue vers l'arrière mais mains souplement recueillies sur la poitrine). Ne pouvant rivaliser en endurance ni en volume dans le forte, il raccourcit les phrases pour en accentuer les fins et passe l'aigu sur un crescendo de voix mixte (sans appuyer la voix mais en l'allégeant), tout en gardant son timbre pincé. La basse Robert Jezierski dispose de toutes les notes graves et de l'intensité du Mors stupebit. Ses lèvres à peine ouvertes renforcent la puissance du phrasé, comme de ses élans contrôlés vers l'aigu mais appuyés puis adoucis, sans perdre la ligne. Cependant, baissant le menton pour assombrir son timbre, le vibrato fait dès lors bouger la voix.
La soprano Blerta Zhegu, voix striée et intense sait aussi bien surgir par-dessus l'harmonie dans les ensembles qu'ouvrir ses arias avec la même intensité (mais un volume recueilli). Endurante et constante, elle affiche une équanimité seyante à l'œuvre et à ses aigus. La voix ronde et cotonneuse de la mezzo-soprano Guillemette Laurens estompe même les paroles et des imprécisions rythmiques (sauf lorsqu'elle se décale d'une mesure complète). Son lyrisme sait s'appuyer sur le grave mais aussi percer vers l'aigu (par ses harmoniques et les notes au sommet de la tessiture).
L'œuvre s'achève. Le public reste silencieux. Un long moment après que la dernière note a fini de résonner dans la longue acoustique. Après ce long moment, quelques spectateurs lancent des applaudissements, mais ils s'arrêtent bientôt et le silence reprend. Il n'était pas encore temps, il est encore temps de méditer. La minute de silence qui suit Verdi est encore l'hommage de Verdi rendu ce soir aux victimes de la folie meurtrière. Le temps de l'hommage, le temps du souvenir, avant que le public recueilli n'applaudisse cette fois pour de bon et d'une manière sonore les artisans de ce concert et certainement le courage des personnes touchées.