L’historique Turandot de Zeffirelli ouvre la saison du Met Live
Il faut dire que l’imaginaire de cette Chine médiévale créée par Carlo Gozzi (auteur du roman dont le livret est inspiré) a de quoi stimuler les sens. Les décors de Zeffirelli sont ainsi composés comme de gigantesques tableaux vivants et illustratifs du récit. Le soin apporté aux détails et la succession des plans emporte l’œil et ne le lasse jamais, alors que des acrobates figurant le peuple pékinois mettent le tableau en mouvement en suivant les inflexions musicales. Chaque scène est une illustration de la partition de Puccini, qui semble s’animer dans ses moindres subtilités de couleurs et de rythmes. La captation en direct plonge le spectateur au cœur des décors, décuplant leur aspect cinématographique nimbés des magnifiques lumières de Gil Wechsler, qui concourent avec la machinerie à l’efficacité des changements ultra-rapides, le tout dans un effet quasi magique (une trentaine de secondes à peine séparent les premier et deuxième tableaux de l’acte II, pourtant radicalement différents). Les costumes issus d’une fantasmagorie propre au goût orientaliste européen du début du XXème siècle sont somptueux, satins brodés et bijoux de tête très variés accompagnent chanteurs, danseurs et figurants. Si l’émotion passe grâce à ces décors grandioses et l’énergie qui se dégage d’un tel ensemble, elle est cependant presque absente du jeu des chanteurs. Tournés vers le public, il est très rare que leurs regards se croisent ou qu’un élan expressif du corps ne transparaisse. Bien sûr, le dispositif scénique est complexe et contraignant, ce qui contribue sans doute à inhiber l’émotion physique et la théâtralité des protagonistes.
À la tête de l’Orchestre du Metropolitan Opera, Yannick Nézet-Séguin dirige sa première œuvre de Puccini à New York. Créateur d’ambiances sonores fouillées, il appuie les contrastes et pousse les dynamiques orchestrales, les tutti semblant écrasants, même à l’écoute au cinéma. L'atmosphère est en harmonie avec l’aspect cinématographique de la musique et de la mise en espace, mettant en avant les cuivres et les percussions. Le Chœur du Metropolitan, très investi scéniquement soutient les grandioses pages chorales de la partition avec brio.
Introduit par le xylophone, le mandarin interprété par Javier Arrey est très équilibré vocalement et naturel dans ses deux interventions. Carlo Bosi offre à l’Empereur Altoum un phrasé détaché et cérémoniel, compensant une voix manquant d’autorité dans le grave. Interprète du rôle de Timur, le baryton-basse James Morris compose un vieillard touchant à la voix oscillante, un peu légère pour le personnage.

Le trio des ministres Ping, Pang et Pong s’équilibre très bien et les trois interprètes s’amusent avec leurs éventails à camper théâtralement ces distrayants personnages. La voix solide et l’assurance d’Alexey Lavrov (Ping) assure la stabilité du trio dans le grave, tandis que les deux ténors, Tony Stevenson (Pang) et Eduardo Valdes (Pong), complètent avec facétie et caractère le registre aigu, tout en conservant leurs timbres propres et différenciés.
La prestation d’Eleonora Buratto dans le rôle de Liù s'affirme dès Signore, ascolta au premier acte, qu’elle interprète d’une voix mesurée et nuancée. Dotée d’un timbre corsé, ses aigus sont subtils et expressifs. Son sacrifice, tout en retenue dramatique, constitue un contrepoint aux ensembles monumentaux de l’œuvre.

Pour sa première retransmission en direct du Metropolitan, Yusif Eyvazov se voit confier le rôle très exigeant de Calàf. Le ténor privilégie la puissance vocale et la longueur de souffle dans son interprétation, à l’image des exclamations du premier acte (Turandot !) qu’il tient longuement, tout en se déplaçant vers le gong y frapper les trois coups scellant le sort de son personnage. Le timbre assez nasal est supporté par un souffle maîtrisé, mais le tout reste très tendu. Son Nessun Dorma est cependant très applaudi, avant même la fin de la phrase musicale de l’orchestre, l’aigu final étant soutenu avec panache.
Enfin, la Turandot de Christine Goerke fait une impression similaire à celle de son partenaire. Si la voix est opulente, sa constance est entravée par un vibrato très présent. La justesse et l’articulation dans l’aigu font parfois défaut, notamment dans la scène des questions à Calàf, qui manque de soutien dans le grave et perd de son mystère. Une certaine rigidité vocale, sans doute liée à l’imposant costume s’efface un peu au troisième acte où la chanteuse montre plus d’affect, en relation avec l’évolution du personnage.
L’ensemble de la distribution est accueillie triomphalement aux saluts, par un public conquis et vraisemblablement subjugué d’intégrer le temps d’une soirée un univers aussi chatoyant qu’exotique.