Andrea Chénier à Toulon : la lame à l’œil
Une immense guillotine accomplit son office menaçant, instrument décoratif en permanence sur la scène. L’objet, révolutionnaire s'impose ainsi en puissant symbole, non pas seulement de la décapitation des hommes et des femmes mais représentant aussi le meurtre d’une certaine idée de la société, la coupure fondamentale entre les ordres anciens et nouveaux, jusqu’à en perdre la tête. Le poète Chénier y perd l'art, la vie, ainsi que sa muse : « Au pied de l’échafaud, j’essaye encore la lyre. »
Le décor est formé de toiles peintes aux énergies belliqueuses (rappelant David, Delacroix) étendues dans la grande largueur de la scène, mais comme de fragiles rideaux sur des "échaffaud-ages" obliques en bois de barricades (qui tomberont comme la tête des condamnés). Les tableaux vivants sont formés par des aristocrates aux poses convenues. Le public, du début à la fin de la représentation d’un spectacle politico-sentimental, en a ainsi, la lame à l’œil.
La direction d’acteur de Berloffa (chanteurs et choristes) souligne le sanglot romantique, l’écoulement des émotions, le jaillissement des passions dans une gestique constante de Liberté guidant le peuple, un académisme révolutionnaire comme aurait pu les aimer Robespierre. Les lumières y sont tour à tour glaçantes ou nimbantes (Valerio Tiberi). Le drapeau (bleu-blanc-rouge) offre sa palette drapée aux costumes d’époques d’Edoardo Russo.
Le Carlo Gérard du baryton Devid Cecconi ajuste l’énergie puissante de son corps et de son organe vocal aux dimensions du drame. Il incarne la voix/e du collectif démocratique, cette plèbe devenue peuple par son souffle long, son timbre bien placé, sa diction naturelle. Il est l’opéra dans l’opéra et parvient à rendre crédibles les changements de livrée que lui impose le dispositif dramatique du livret.
La soprano Cellia Costea interprète une Madeleine de Coigny crédible, émouvante et courageuse, tant scéniquement que vocalement. Peu de moments solistes lui sont destinés (en dehors de la célébrissime Mamma morta). Il n’est pas facile de trouver sa place entre le plateau et la fosse, deux énergies martiales dont accouche difficilement la République. Mais « ah ça ira, ça ira » finalement pour elle, grâce à ses duos avec Chénier et Gérard. Elle ajuste ses vibratos ourlés, le foyer d’émotion de son médium, la puissance suffisante de sa projection, aux sollicitations de ses partenaires. La prestation reste cependant sage, l’incandescence est contenue à l’intérieur de la flamme.
Contenue également à l’intérieur du triangle dont la troisième pointe est l’Andrea Chénier du ténor argentin Gustavo Porta. Cet opéra pour ténor requiert l’engagement total du citoyen-chanteur, qui part à l’abattage de ses quatre grands airs comme on part à la guerre. Il faut mettre de la testostérone dans la voix, partir à l’assaut des aigus et ne pas faiblir dans l’acte d’amour : rôle bien délicat à assumer aujourd’hui. Le chanteur y est visiblement à l’aise, dramatiquement et scéniquement, beaucoup moins vocalement. L’organe accomplit les routines d’un rôle qui semble, ce soir-là, ne pas correspondre aux moyens du chanteur. Les notes sont attaquées par le bas, comme si elles étaient trop lourdes à porter, le timbre se disloque dans l’aigu. Dommage, surtout au moment des dialogues avec les autres protagonistes.
Dans ce drame de la démocratie, les nombreux rôles secondaires se partagent entre quelques interprètes (aussi pour des raisons de rationalisation économique). Bersi est confiée à la mezzo Aurore Ugolin. L’émission est naturelle et ductile, le timbre de sa voix est chaud sans excès, comme un caramel à la cuisson maîtrisée. Ce qui peut accrocher, pour ne pas dire racoler, en revanche, est ce jeu scénique, qui associe affranchissement politique et libération sexuelle. La Bersi du livret a vendu son corps par sacrifice et non luxure. La Comtesse puis Madelon sont composées de manière méconnaissable par Doris Lamprecht, au métier scénique bien trempé. L’une est bien arrogante, la seconde bien larmoyante. La matière vocale et le jeu d’actrice ont du modelé, du geste artisanal, au sens noble du terme.
Roucher et Pietro Fléville sonnent bien dans les bottes de Wojtek Smilek. Ses interventions vibrantes et généreuses, toujours bienvenues, soulignent, en contrepoint, les interventions de Gérard. Il rassure toutes les assemblées de la salle, public y compris. L’Incroyable/L’Abbé de Carl Ghazarossian, au filet vocal insidieux, associe de manière discutable malveillance morale et ambivalence sexuelle (rouge à lèvre, lunettes de serpent). Les trois derniers rôles sont impeccablement tenus, le Mathieu « Populus » de Geoffroy Salvas, les Majordome et Dumas de Cyril Rovery, les Fouquier-Tinville et Schmidt de Nicolas Certenais.
Dans la fosse, Jurjen Hempel restitue toute l’énergie, parfois galopante, de l’écriture orchestrale. Il lâche chaque cheval à proportion de ce qu'appelle la scène, si diversement peuplée. L’équilibre de cette course s’y abyme parfois, notamment dans les passages fugués avec les chœurs, aux prises avec un travail intense de gesticulation. Le défi d’interprétation de cette œuvre repose sur l’opposition scénique entre la foule, violente et chaotique, et le duo, amoureux ou amical, et celle de la scène avec une fosse tour à tour vrombissante ou concertante. Le public toulonnais salue, comme il se doit, les protagonistes qui n'ont pu y couper.