L'Inondation à l’Opéra Comique : dans les remous de l’être
Fruit d’un travail de deux années, cette adaptation opératique de la nouvelle éponyme d’Evgueni Zamiatine par le compositeur Francesco Filidei (qui signe ici son deuxième opéra après Giordano Bruno) et Joël Pommerat (qui réalise ici le livret, après avoir monté trois de ses pièces sur les planches des théâtres lyriques) reste d’abord fidèle à sa trame narrative d’ensemble. Un couple chez qui la parole est absente n’arrive pas à avoir d’enfant. Un jour, un voisin meurt, laissant sa fille orpheline. Ils décident de la recueillir, mais une relation privilégiée s’installe entre le père et la fille, multitude d’attentions dont ne bénéficie pas la Femme. Le non-dit, le silence, les passions non révélées de celle-ci se joignent aux mouvements du fleuve, et L’Inondation à venir porte le drame du meurtre de la jeune fille. Comme dans la nouvelle, les faits sont narrés mais jamais expliqués, la cause jamais dévoilée et tous les événements semblent aller de soi, fussent-ils extraordinaires. Enfin, et c’est peut-être là toute la difficulté et la pertinence du travail, cette Inondation est avant tout un récit du silence et de la parole qui peine à advenir. D’où les nombreuses répétitions langagières, la simplicité des dialogues, l’impression de conversations au ralenti qui dilatent et font peser le temps, à l’image des nombreux tableaux silencieux que vient combler l’orchestration.
Ces tableaux s’insèrent dans une mise en scène intuitive, limpide et dynamique où sont dévoilés, à travers une vaste structure à deux étages, les intérieurs des appartements. Celui de l’Homme et de la Femme se tient en bas, salon et cuisine dans la pièce centrale, chambre à coucher à gauche, salle de bain à droite. Schéma reproduit à l’étage supérieur chez les voisins, ainsi qu’au dernier comprenant deux chambres, la première étant celle du Narrateur, la deuxième du père de la Jeune Fille. Par des jeux de lumière, ces appartements prennent vie simultanément ou non, dévoilant le quotidien de ces personnages aux vies bien contrastées, mettant en exergue le mal-être de la Femme. Ces jeux de contrastes, particulièrement éloquents au fil de la pièce, sont poussés à leur paroxysme une fois la tromperie dévoilée : alors que la Femme comprend l’adultère, la Voisine applaudit une victoire au jeu de cartes. Cette spatialisation permet en outre le focus presque cinématographique sur l’appartement des voisins une fois L’Inondation venue, les rideaux noirs embrassant le reste du plateau. L’occasion de percevoir la projection vidéo de Renaud Rubiano, l’eau montant peu à peu jusqu’aux appartements d’un bleu vert se teintant de couleurs ocres. Enfin, c’est par une large installation grise, cloisonnant l’espace dans une chambre d’hôpital, que se joue le dénouement de l’intrigue et de la parole enfin débridée, espace aux teintes froides qui vient paradoxalement porter le bonheur de la Femme enfin entendue. Une multitude de scènes, de tableaux, donc, rythmés par de nombreuses ellipses, mais dont le lien est tissé par les nombreux indices véhiculés par les personnages (le Narrateur, les voisins, le Policier).
Sur le plan vocal, le parlé-chanté est très fréquent, montrant explicitement une inspiration debussyste. Les voix restent proches, créant une monotonie, une contenance, voire un caractère enfantin. Ce trait vocal dévoile dans le même temps une écriture où l’improvisation tient une place première, au risque de répétitions parfois artificielles. Un même caractère porte ainsi toutes les voix, esthétique du conte renforçant la gravité de la crise et l’horreur du meurtre réalisé. Vincent Le Texier incarne le Médecin comme dans Pelléas et Mélisande, mais sa voix constamment écourtée et sporadique meurt dès son émission faite en accord avec les unissons de la clarinette (les décalages restant perceptibles). Les passages chantés, assez brefs, sont privilégiés pour le Narrateur (Guilhem Terrail, qui tient également le rôle du Policier) qui installe l’intrigue dès le départ en affirmant que « quelque chose ne va pas », la commente et la prophétise. Le choix d’une voix de contre-ténor est à cet égard signifiant, rempli de délicatesse et de mystère (les fortissimi tendus dans les aigus, au reste), suivant les courbures mélodiques avec un son bien filé.
Après Pinocchio (et avant Le Roi carotte), Chloé Briot se montre très convaincante dans le rôle de la Femme. Les nécessités vocales comme théâtrales sont embrassées d’un même élan et le personnage construit son propre embrasement final dans chacune de ses manifestations. À ce titre, la voix d’abord livide et blafarde, assez désincarnée et très vibrée (« Il faut dormir »), connaît un premier soubresaut lors de L’Inondation, proclamant « Je suis le vent » à pleine voix en des aigus tempétueux, les bras déployés. Climax d’intensité, prise de fièvre et de convulsion dans son lit d’hôpital, la vérité du meurtre est dévoilée un en « Je l’ai tuée » hystérique et des « Je respire » haletants.
Abattu en première instance face au « moteur qui tourne au ralenti » de l’infécondité de sa femme, la voix inanimée de Boris Grappe se gorge rapidement de lumière une fois la petite fille arrivée. Baryton à la diction claire et à la prestance scénique appréciée, il montre des médiums constamment couverts d’inquiétude, éclatant face à la disparition de la jeune fille en une colère noire résonnante aux forte poitrinés.
Dans le rôle de la Jeune Fille, Norma Nahoun cherche l’ondulé et le flûté de la voix à travers des aigus légers et innocents masquant la relation coupable. Parfois doublée sur scène par la comédienne Cypriane Gardin, elle prend le rôle de la mère cruelle face aux enfants des voisins, dessinant ses lignes avec mordant. La Voisine est incarnée par Yael Raanan-Vandor, dont le timbre ombragé et le sérieux dans la voix donnent une grande portée à ses avis et conseils, faisant contraste avec une légèreté pétillante qu’elle montre parfois. Son mari, campé par Enguerrand de Hys, est relativement discret malgré des aigus bien portants et une prestance scénique.
La partition de Francesco Filidei montre une grande richesse dans l’écriture, un florilège de références et d’évocations stylistiques. Certains traits demeurent saillants : une propension aux boucles, à la rencontre de nappes régulières et de surprises, au bruitisme au sens large. Elle reste cependant au service de l’intrigue, une musique figurative qui vient suivre chacun de ses mouvements et atmosphères (le soufflement du vent par le soufflement dans les bois et les cuivres). Ce que viennent servir avec beaucoup d’engagement et d’imagination les musiciens du Philharmonique de Radio France sous la direction attentive d’Emilio Pomárico qui installent les atmosphères comme se dressent les multiples visages de la psyché, car c’est avant tout de cela qu’il s’agit.
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