Winterreise par Angelin Preljocaj au Grand Théâtre de Provence
Le Voyage d’hiver (1827) est l’une des dernières œuvres d’un compositeur en proie à la maladie, la solitude et l’angoisse. Angelin Preljocaj chorégraphie ce cycle de Lieder, passant du noir et blanc, gris foncé et teintes pétrole de l’hiver, à des couleurs plus automnales. Le rideau de fond s’ouvre, des panneaux et des symboles s’affichent. Trois soleils immenses surgissent dans l’avant-dernier Lied : vision qui n’empêchera pas le héros désabusé de confier : « J’irai bien mieux au milieu des ténèbres ! ». S’il est une histoire, ce serait celle d’un poète qui, suite à une déception amoureuse, tient au long de son voyage une sorte de journal plein de rêveries et de souvenirs. Dans le ballet, le Wanderer romantique est représenté par des solos, des duos, ou l’ensemble des danseurs. Outre ce fil conducteur, le chorégraphe entend souligner l’ambiguïté des pôles du masculin et du féminin qui se joue par exemple dans l’utilisation de jupes. Des tissus fluides recouvrent ou non les bras et les jambes. L’autre dialectique est celle de la souffrance et du plaisir. Mélancolique, le poète dérive vers une mort désirée : la « petite mort », souffle Preljocaj, « cette métaphore de l’orgasme ». Ce spectacle repose sur l’intimisme de la musique, qui prend sens dans la salle comble du Grand Théâtre à Aix-en-Provence.
Les décors sont sobres et efficaces. La mise en scène est rendue (photo-)graphique, par une succession de chorégraphies différentes de quelques minutes. En général, la danse n’illustre pas le texte : lorsque la musique décrit une nature gelée (au quatrième Lied), les danseurs sont au contraire très actifs. Dans Rêve de printemps, la scène divisée en trois carrés de danseurs ne représente pas les fleurs du texte. Autre osmose : la synthèse schubertienne de la chanson populaire et de l’art savant se prolonge avec grâce dans l’équilibre des influences classiques et modernistes de la danse selon Preljocaj. Ce dernier a en effet imaginé Winterreise pour une compagnie de ballet classique : l’œuvre a été créée en janvier 2019 à La Scala de Milan.
L’acoustique est idéale. L’impression immédiate est une cohérence profonde, un climat hanté de silence. Le spectacle donne toute son ampleur à ce cycle musical si connu et fait du répertoire une découverte. James Vaughan, pianiste à La Scala, se joint avec un accompagnement extrêmement clair (et encore clarifié par l'acoustique) à Thomas Tatzl. Sa voix de baryton-basse, d’une grande onctuosité, dilate le temps. Très jeune en âge et en carrière, la couleur est déjà d'un velours sans défaut technique. La partition ne permet pas d'explorer les aigus ni la virtuosité, mais une présence sonore, tandis que la présence scénique, bien que discrète, paraît charmante et altière. Placé sur un côté de la salle, le chanteur fait de rares incursions sur le plateau, comme il est certainement appelé à faire des incursions sur les scènes lyriques.
Quelques contradictions surgissent toutefois. Alors que Schubert a structuré les poèmes en conduisant l’ambiance vers les ténèbres, et que Preljocaj parle lui-même d’un « long suicide au ralenti », le spectacle dansé débouche au contraire sur la couleur. Au départ, les corps semblent logés dans le monde onirique de la mort, ils foulent un parterre de cendres (des copeaux de papier gris). Mais pour finir, c’est le monde de la vie qui l’emporte. Le chorégraphe place les danseurs dans une sorte de jardin d’hiver qui serait, pour reprendre ses termes, le laboratoire expérimental de la vie.
Mais malgré tout, le charme intraduisible de ce spectacle opère, et la salle applaudit avec force.