Au Gstaad Menuhin Festival, une Carmen à faire fondre les glaciers
Une ambiance espagnole au pied des Alpes
suisses. Voici le transport géographique espéré à l'annonce d'une Carmen sous la grande tente du Festival de Gstaad, prise d'assaut par le public qui se presse de toute la Suisse,
voir de bien plus loin. D'autant que l'opéra est l'un des plus fameux qui soit, et qu'il s'inscrit pleinement dans la
thématique de cette édition 2019 : "Paris" (ville où fut créé, en 1875, le chef-d'oeuvre de Georges Bizet),
Le directeur des lieux, Christoph Müller, présente en personne le programme de cette édition
L'effet de dépaysement fonctionne à plein dès le début du spectacle. Certes, l'oeuvre est ici livrée en version de concert (et sans dialogues parlés), mais voilà qui n'empêche pas l'emploi de divers éléments d'ornementation matérielle et visuelle permettant de se plonger dans une atmosphère andalouse. Surprenante, l'irruption de danseuses de flamenco sur scène dès les premières notes de l'ouverture permet bien rapidement de se mettre à l'heure espagnole. Bel effet aussi que celui produit par ces éventails géants dressés en fond de scène, et sur lesquels défilent des peintures de places et arcades dessinant efficacement les contours d'un Séville authentique. Sans oublier les costumes de chacun des personnages, des habits de toréador aux tenues de militaires, en passant par la robe rouge écarlate de Carmen, aussi scintillants et soignés les uns que les autres. De quoi apporter une touche d'esthétisme particulièrement appréciable, mise au service d'une dramaturgie qui ne s'en trouve que plus crédible et captivante. Aussi, dans ce décor et sous ces costumes, les chanteurs ne peuvent légitimement pas rester inertes. Et bien vite, la large passerelle située devant l'orchestre devient comme une vraie scène, nantie en l'occurrence de divers objets (tables, chaises, valises) qui sont autant d'accessoires pour figurer la taverne de Lillas Pastia ou le camp des contrebandiers.
Gaëlle Arquez, idéelle et magnétique Carmen
Dans cet environnement loin d'être figé, dans un rôle qu'elle connait déjà bien (retrouvez nos comptes-rendus de ses prestations au disque, au spectaculaire Festival de Brégence ou bien au concert du 14 juillet), Gaëlle Arquez est une Carmen crédible et absolument magnétique. Le physique et le teint profondément mat de la jeune soprano y sont certes pour quelque chose, mais ils sont surtout soutenus par l'emploi vocal. La cantatrice française use d'un mezzo aussi plein qu'aisément projeté, tissé sur une ligne de chant d'une large amplitude, d'où naissent notamment des aigus d'une grande générosité. Généreuse, Gaëlle Arquez l'est tout autant dans son investissement scénique où, par la gestuelle comme par les expressions de visage, elle se montre séductrice invétérée et manipulatrice vouée à un funeste sort.
À ses côtés, touchante comme une adolescente à l'heure de ses premières amours, Julie Fuchs est une Micaëla complète et totalement impliquée dans l'expression du tourment comme de la candeur. La soprano française touche l'auditoire par sa voix claire aux sonorités exquises et chatoyantes, qui trouvent leur quintessence dans un attendrissant "Je dis que rien ne m'épouvante". Par son souci de toujours viser juste sans jamais trop en faire, Julie Fuchs, pour sa première dans ce rôle, en arrive à faire regretter que la promise de Don José n'intervienne pas davantage.
Le Don José de Marcelo Alvarez, la fougue plutôt que la sensibilité
Face à ces deux artistes féminines qui attirent toute la lumière, le rôle de l'amant déchu est confié à un Marcelo Alvarez qui se livre totalement dans l'incarnation d'un Don José fougueux et bouillonnant. Le ténor argentin ne ménage pas ses efforts, ne faisant aucune économie de dépense physique ni d'énergie dramatique. La voix, elle, est toujours mordante et bien projetée. Mais la ligne de chant comme la longueur de souffle ne sont plus aussi vaillants et le ténor, comme dans l'air de la Fleur, préfère jouer la carte de la puissance vocale plutôt que celle de la sensibilité et de la finesse, quitte à écourter ses fins de phrases pour mieux tenter d'atteindre encore de détonants aigus poitrinés. Reste que ce Don José est touchant, tant il semble aller jusqu'au bout de lui-même dans l'arrachement à la cruelle réalité de l'infidélité de Carmen. Laquelle cède finalement aux charmes d'un Escamillo aux habits endossés par le baryton-basse italien Luca Pisaroni, dont le charisme fonctionne à plein dans ce rôle de torero séducteur. Mais si la voix est chaude et bien projetée, elle manque parfois d'un éclat et d'une profondeur qui pourraient la rendre plus agréable encore à l'oreille, et développer encore la prestation du jeu.
Le reste de la distribution offre lui de belles découvertes pour une belle partie du public. C'est le cas avec la Frasquita de la soprano ukrainienne Uliana Alexyuk, à l'instrument vocal à ce point puissant qu'il en vient à faire de l'ombre à Carmen elle-même, dans le trio des cartes. En Mercedes, la mezzo Kristina Stanek dévoile furtivement une voix mélodieuse au timbre clair et robuste. Un autre duo efficace est formé par le ténor Omer Kobiljak en Remendado et par le baryton Manuel Walser en Dancaïre, lequel met tout particulièrement en exergue une voix profonde et épanouie sur un grand ambitus. En Morales, Dean Murphy propose une voix chaude aux agréables sonorités. Le Zuniga de la basse Alexander Kiechle, a la voix bien projetée mais peine à rester compréhensible.
À la tête de l'Orchestre de l'Opéra de Zurich, Marco Armiliato et sa gestuelle particulièrement dynamique impriment un rythme seyant à l'exécution de la partition, même si le maestro ne semble tirer le plein potentiel de ses musiciens que dans la deuxième partie de l'oeuvre (l'ouverture manque quelque peu de frénésie, contrairement à un final bien plus exalté). Le Chœur philharmonique de Brno soutient la prestation des enfants de la Maîtrise du conservatoire de Genève, montés sur scène après avoir traversé en courant la salle tout entière et qui donne là à sourire à un public conquis par leur énergie et fraîcheur vocale. Ils ne sont pas les derniers à être ovationnés, en fin de spectacle, par une assistance couvrant surtout de « bravi » les saluts de Carmen.