Tonitruante Symphonie des Mille à Orange
C'était peut-être l'événement le plus attendu de ces Chorégies d'Orange. Une symphonie titanesque réunit les quatre phalanges de Radio France ainsi que le Chœur philharmonique de Munich, et regorge de symboles très à propos : l'ode au triomphe rappelle la survie du festival, le rapprochement des formations transcende les différences.
Pour faire face à la démesure des effectifs exigés par la partition de Mahler, l'Orchestre Philharmonique de Radio France et l'Orchestre National de France, sont exceptionnellement réunis sous la baguette de Jukka-Pekka Saraste. Dans la première partie dominée par les voix, l'hymne Veni Creator Spiritus, la structure rythmique complexe du motet semble engendrer un menu désordre au sein de l'orchestre. Les bois sonnent un peu sec et la partie fuguée en particulier souffre de quelques imprécisions. La deuxième partie (la scène finale de Faust), plus conforme à l'idée d'une symphonie, exploite mieux la richesse de l'identité sonore insufflée par le chef finlandais : soyeuse, subtile, triomphante et délicate, en particulier dans son introduction. Le chœur moins omniprésent laisse mieux s'exprimer les différents pupitres et la succession des solos (hautbois, alto, premier violon) démontre la virtuosité et l'expressivité des instrumentistes. L'orgue de Quentin Guérillot, très présent, achève de faire de cette Huitième Symphonie une véritable Messe en plein air.
La présence de trois chœurs amène l'effectif total de la soirée à 426 artistes : bien loin des 1068 (probablement) de la première de Munich le 12 septembre 1910 qui avait valu à la Symphonie son surnom. Face au Chœur de Radio France se dresse le Chœur philharmonique de Munich sous la direction d'Andreas Hermann. L'ampleur du travail de coordination de Martina Batič est manifeste : si les deux ensembles savent, comme attendu, s'ériger en un mur sonore le temps des fortissimi, la texture des timbres et l'expressivité des chœurs s'avèrent le véritable métronome de la soirée : le piano solennel de la deuxième partie frappe en particulier par sa résonance sépulcrale.
Entre ces deux ensembles, la Maîtrise de Radio France, dirigée par Sofi Jeannin, récolte les applaudissements les plus nourris de la soirée. Les jeunes chanteurs, toujours en place, apportent avec justesse et musicalité une dimension angélique tant au Veni Creator Spiritus qu'à l'envolée de Marguerite au Paradis. Ils semblent tempérer, tel un bain de jouvence, le va-et-vient des puissantes vagues vocales des deux chœurs d'adultes qui les entourent.
Conséquence inattendue des effectifs vocaux et orchestraux, les sept solistes doivent se positionner derrière le chef, tout proches des premiers rangs du Théâtre Antique. A cette hauteur, c'est une partie non négligeable du public de l'amphithéâtre qui se retrouve derrière eux. Le ressenti en termes de projection est inévitable pour ces spectateurs : la plupart des chanteurs leur sont difficilement audibles, voire inaudibles lorsqu'ils tournent la tête dans le sens opposé, faute de remparts acoustiques en plein air. Une configuration d'autant plus regrettable que la soprano Eléonore Marguerre (Mater gloriosa), figure divine qui délivre son unique intervention depuis un balcon du mur de scène, parvient sans mal à se faire entendre. Lorsque la 9e Symphonie de Beethoven avait été donnée il y a deux ans à Orange, les solistes étaient placés entre le Chœur et l'Orchestre. Peut-être la démesure des forces en présence cette année a-t-elle fait redouter qu'ils soient incapables dans ces conditions de couvrir les chœurs et de passer la fosse. Par ailleurs, l'absence de contact visuel entre le chef et les chanteurs peut expliquer certains petits décalages notamment dans le Veni Creator Spiritus.
Cette configuration liée aux contraintes logistiques ne doit pas faire oublier le plateau vocal exceptionnel de solistes aguerris du répertoire symphonique et des opéras wagnériens. L'allemand Albert Dohmen laisse entrevoir de belles promesses dans les graves en début de pièce, mais son solo ultérieur, dans un registre barytonnant, le pousse dans les limites de sa tessiture. Le baryton israélien Boaz Daniel, peine parfois à couvrir l'orchestre et les autres artistes, mais fait montre d'un timbre chaleureux.
Récemment à l'affiche à Aix de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, le ténor Nikolai Schukoff évoquait, avant le concert, la nécessité d'un « ténor héroïque » pour assurer le rôle de Doctor Marianus. Héroïque, il l'est assurément : légèrement cambré en arrière, il fait preuve d'un engagement total tout en conservant un timbre clair et rayonnant. Certains aigus ont toutefois du mal à conserver le même niveau d'engagement vocal.
Spécialiste de Mahler, la contralto Gerhild Romberger démontre sa connaissance de l'œuvre : sa projection ample et intense s'allie à une diction impeccable. Son instrument déploie d'onctueux legati, et sait trouver le juste milieu expressif entre cantate et opéra. La mezzo-soprano Claudia Mahnke, qui avait déjà interprété le rôle de Mulier Samaritana en février à la Philharmonie, fait preuve ici du même aplomb et d'un timbre noble.
La soprano dramatique Ricarda Merbeth (Una poenitentium) développe des aigus puissants, perçants et percutants. Elle atteint son contre si bémol sans perdre en intensité. Sa projection assurée se distingue tout au long de la Symphonie, mais ne sacrifie pas l'expressivité. Enfin, dans le rôle de la « plus grande pécheresse », Meagan Miller (Magna peccatrix) délivre des aigus tout aussi sereins, une projection enthousiasmante et un phrasé très musical, tout en nuances. Il se dégage quelque chose de religieux de ses interventions très remarquées.
La communion terminée, le public du Théâtre Antique, plus nombreux qu'à l'accoutumée pour une version concert, réserve aux acteurs de cette soirée pas comme les autres une standing ovation.