Un Martini à la santé de l'anniversaire de Berlioz à Versailles
Le Palazzetto Bru Zane referme l'édition 2019 de son Festival avec un nouvel épisode de son grand projet consistant à remettre à l'honneur des opus oubliés ou délaissés, même lorsqu'il s'agit d'un génie aussi célèbre que Berlioz. La Chapelle Royale ne résonne en effet ce soir ni de son Requiem ni de son Te Deum, mais de la Messe solennelle créée à l'église Saint-Roch en 1825 (probablement la première fois que Berlioz, alors âgé de 21 ans, entendait jouée sa musique orchestrale). Considérée comme détruite par Berlioz, la partition n'est redécouverte qu'en 1992, comme par miracle, dans la tribune d'orgue de l'église Saint-Charles-Borromée d'Anvers.
Le Concert Spirituel offre ainsi une nouvelle occasion de plonger dans les sources et inspirations du génie, d'autant que la Messe solennelle de Berlioz est ici précédée par la Messe des morts à grand orchestre dédiée aux mânes des compositeurs les plus célèbres de Johann Paul Aegidius Martini (1741-1816), un compositeur très important pour la musique royale et qui comptait parmi les références dans les concerts religieux que Berlioz fréquentait à la Chapelle des Tuileries et à la Basilique de Saint-Denis (comme la musique d'un certain Plantade également remis à l'honneur récemment à la Chapelle Royale du Château de Versailles).
L'interprétation impulsée par Hervé Niquet renforce encore davantage les points communs entre les deux œuvres qui deviennent des sommets romantiques : aussi bien dans les accents que les volumes. Le chef propulse le son avec d'immenses élans, soutenus et endurant atteignant régulièrement un volume assourdissant. À ce titre, le baryton-basse soliste Andreas Wolf relève le défi et remporte la palme du décibel : son chant est d'une intensité sonore constamment ébouriffante mais il est encore davantage encouragé par les appels de cuivres jusqu'à la débauche sonore. L'articulation cède un peu d'acuité à ce volume et au lyrisme, éclatant jusqu'aux frontières inférieures de l'ambitus.
Julien Behr apporte la délicatesse dans les nuances, par la variété de ses inflexions mezzo piano et un phrasé très bel canto. En cela, il contribue lui aussi à donner à ce concert des airs d'opéra, d'autant qu'en duo avec ses camarades et face au chœur il est bien obligé de pousser le volume (ce qu'il fait avec intensité, très ancré sur ses appuis et sans perdre la qualité de sa ligne).
La soprano Adriana Gonzalez est à ce point concentrée et scrupuleuse que sa mine est hermétiquement fermée. La voix ne s'en déploie pas moins, sonore et harmonieuse, aussi lyrique que celle de ses camarades, creusant ses graves profondément, appuyant des mediums très sonores. L'intensité résonant aisément avec force chaleur est tout aussi bien mise au service des phrasés liés et intermédiaires, renforçant la cohérence du propos prosodique.
Le chœur et l'orchestre du Concert Spirituel soutiennent et encouragent la plénitude acoustique, mais aussi -dans une même intensité- ses moments de délicatesse. Les élans sont au service de mouvements tournants, d'envolées guillerettes et sautillantes mais aussi de rondes infernales par lesquelles Berlioz annonce déjà ses pastorales et sabbats futurs, notamment dans la Symphonie fantastique. Le génie des équilibres dans les timbres (cordes aiguës et anches rayonnent) alterne avec des effets instrumentaux étonnants (les bassons de Berlioz et de Martini ont des vrombissements de paquebots, résonnant sur les cuivres rutilants). Le chœur parcourt les intentions musicales grâce à ses basses souples et légères, des ténors clairs et francs, des altos et sopranos en harmonies de phrasés délicats. Les choristes masculins et féminins sont placés de part et d'autre, ils offrent des effets synchronisés de stéréophonie chez Martini mais aussi de diphonie chez Berlioz (une phalange s’alanguissant en souplesse tandis que l'autre la martèle, puis ils échangent les rôles).
Les accords de plus en plus amples, résonnants et majestueux mènent à un nouveau grand crescendo final. Le public prévenu qu'il ne devait pas perturber l'enregistrement discographique effectué durant le concert laisse résonner les accords, avant d'éclater en applaudissements mais aussi en soupirs de soulagement après une telle tension.
L'impayable Hervé Niquet prend alors la parole pour narrer, comme à son habitude, les souvenirs de sa jeunesse, lorsqu'il écoutait religieusement la fin des diffusions sur France Musique avec le vieux poste de sa grand-mère, afin d'y entendre la retransmission rituelle de la Marseillaise orchestrée par Berlioz. En hommage à cette tradition, les musiciens en interprètent trois couplets (sur les 42 qu'elle contient comme le rappelle le chef taquin). Le public déjà levé pour acclamer le concert reste debout pour ce bis patriotique à l'image d'un concert (é)tonnant.