Couleurs impressionnistes pour le récital de Karina Gauvin à l'Opéra National du Rhin
Y aurait-il des affinités entre le chant baroque et l’univers feutré de la mélodie française ? Cela tendrait à être prouvé en consultant les noms des grands chanteurs du passé spécialistes dans les deux domaines : Suzanne Danco, Gérard Souzay, Hugues Cuénod et tant d’autres. Il se trouve également que nombre des récitalistes confirmés d’aujourd’hui –Véronique Gens, Sandrine Piau voire Philippe Jaroussky– sont eux aussi experts aussi bien du chant orné des dix-septième et dix-huitième siècles que des chefs d’œuvre de Fauré, Debussy, Ravel et autres. La soprano canadienne Karina Gauvin, parfaitement francophone, ne semble pas faire exception à cette règle, à en juger en tout cas par le très beau programme concocté pour ce concert de l’Opéra National du Rhin, pour lequel le public attendait initialement Julie Fuchs dans un programme alliant crânement mélodies classiques et chansons françaises.
Les choix de Karina Gauvin affichent tout d’abord la belle cohérence d’un programme qui, de Reynaldo Hahn à Georges Bizet, se présente comme un véritable panorama d’un genre si divers et noble. À côté de quelques grands classiques comme les morceaux les plus connus de Hahn – "Quand je fus prise au pavillon", "Si mes vers avaient des ailes", "A Chloris" –, les Ariettes Oubliées de Debussy ou les Cinq Mélodies populaires grecques de Ravel, se distinguent des Poulenc relativement rares comme les Trois Poèmes de Louise Lalanne ou, un peu plus connus tout de même, les Trois Poèmes de Louise de Vilmorin regroupés sous le titre Métamorphoses : "Reine des Mouettes", "C’est ainsi que tu es" et "Paganini". Si la première partie s’achève avec l’air de Lia extrait de L’Enfant prodigue, la deuxième fait entendre en fin de soirée trois des plus belles mélodies de Bizet : "Guitare", "Adieux de l’hôtesse arabe", "Ouvre ton cœur". Les deux bis offerts au public se composent de la valse "Chemins de l’amour" de Poulenc, spécifiquement dédiée à la maîtresse des lieux Eva Kleinitz récemment disparue, puis de la "Sérénade" de Debussy.
Julie Fuchs a malheureusement dû renoncer à donner le récital prévu à lOnR le 17 juin prochain. La soprano Karina Gauvin et le pianiste Maciej Pikulski présenteront un récital de mélodie française. Le programme est disponible sur le site de l'OnR : https://t.co/irmua7QIJs pic.twitter.com/Npmpw1Pzi8
— Opéra National du Rhin (@Operadurhin) 6 juin 2019
Les mélodies de Hahn et de Debussy, qui s’enchaînent au cours de la première partie, sont chantées dans la plus grande continuité musicale. Karina Gauvin, très précautionneuse sur la diction, privilégie la clarté du texte et la sensualité de la ligne vocale au détriment sans doute de l’expressivité. De belles nuances impressionnistes colorent les mots dans un camaïeu pastel qui semble désintellectualiser le propos. Le sens du texte se trouve porté par un déferlement de pianissimi filés qui finissent, à la longue, par retirer au verbe une partie de son sang et sa chair. La chanteuse, de surcroît, bute sur les aigus émis forte, qui sortent un peu à l’arrachée. En deuxième partie, les mélodies de Poulenc se voient davantage incarnées, et l’humour qui avait transparu dans l’espièglerie de "Quand je fus prise au pavillon" de Hahn rejaillit avec bonheur dans l’ironie inhérente à ses textes et à leur mise en musique. Si l’auditoire note un certain "feeling" avec Poulenc, ou plutôt un "feeling" certain, c’est avec Ravel que Gauvin semble véritablement dans son élément : la sensualité de la voix et la diaprure du timbre, alliées à la clarté de la diction, confèrent enfin le climat interprétatif qui faisait quelque peu défaut aux précédents extraits. Pour finir la soirée, "Guitare" de Bizet donne à Gauvin l’occasion de faire montre de son art de la vocalise et les "Adieux de l’hôtesse arabe" son sens de la suggestion. Peut-être un pianiste un peu moins appliqué que Maciej Pikulski aurait-il pu insuffler à la cantatrice canadienne, dès le début du concert, l’énergie surtout perceptible en fin de soirée. Techniquement au point, l'accompagnateur aura lui aussi attendu quelque temps avant de véritablement "décoller".
Une soirée appréciée, durant laquelle l’interprétation et les couleurs très "pastel" n’auront peut-être pas dévoilé toute la modernité d’un répertoire parfois qualifié de "salonnard" et qui gagnerait justement à être parfois davantage "secoué".