Don Giovanni à Strasbourg, entre expérience et performance
Deux salles, deux ambiances. Alors que l’Opéra de Paris proposait une nouvelle production sombre de Don Giovanni quatre jours plus tôt, l’Opéra National du Rhin présente la vision de Marie-Eve Signeyrole du chef-d’œuvre de Mozart et da Ponte. Dans la lignée de ses précédentes mises en scène (lire nos comptes-rendus de La Soupe Pop, de Sex’Y et de Nabucco), cette dernière interroge les stéréotypes des personnages (Ottavio, dont les demandes en mariage dans les moments les plus saugrenus sont interprétées comme une prédation), le public lui-même (traité d’hypocrite par Don Giovanni), mais surtout la forme d’art opératique. Marie-Eve Signeyrole fait en effet tomber les barrières : les femmes outragées par Don Giovanni attendent le public dans un restaurant improvisé devant l’opéra. En retour, le public est invité à assister à l’œuvre sur scène et en devient implicitement acteur (si vous avez fait cette expérience, nous serions ravis de lire vos impressions dans l’espace commentaire ci-dessous !). Mêlés aux solistes et à des acteurs (difficile pour le public de savoir qui fait partie de la production et qui y assiste en tant que spectateur !), il se prête au jeu, jusqu’à suivre le mouvement lorsque les comédiens mangent leur poire belle-Hélène avec les mains dans le dîner qui conclut l’acte I.
Le concept est inspiré de deux performances de Marina Abramovic (Rhythm 0 et The artist is present). Dans la première, elle se tenait debout face au public, le regard fixe, invitant le public à interagir avec elle, à l’aide de 72 objets proposés. Après une période d’observation, les pulsions les plus folles du public se libérèrent, jusqu’à la dénuder ou lui entailler le cou avec un couteau. Dans la seconde, elle devenait objet d’art, restant assise et invitant les spectateurs à venir s’assoir face à son regard fixe. Ici, Don Giovanni n’ayant pas d’identité, il est ce que nous faisons de lui. Des spectatrices (comédiennes ou non), sont ainsi invitées à s’assoir face au chanteur Nikolay Borchev et à interagir avec 14 objets disposés sur une table, le séducteur devenant explicitement le symbole des pulsions enfouies en chacun. Leporello agit en maître de cérémonie, les autres personnages subissant les effets de l’expérience.
Hélas, une telle proposition de mise en scène aurait nécessité une direction musicale tranchante, pourquoi pas excessive. C’est tout le contraire qu’offre Christian Curnyn, placé à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg : la lenteur des tempi retenus et l’absence de reliefs est à contre-courant de ce qui se joue sur scène, obligeant par exemple les solistes à décupler leur investissement pour apporter de l’intensité à la scène de la mort de Don Giovanni, autrement accompagnée d’une aimable mélodie, sans tension. Quelques passages (souvent solistes, comme le violoncelle accompagnant le « Laci darem ») revêtent heureusement une vraie profondeur et donnent des frissons.
Marie-Eve Signeyrole en demande beaucoup à ses solistes : des interactions violentes ou intimes les obligent à s’abandonner, la scénographie (signée Fabien Teigné) inclut un écran géant sur lequel est projetée une captation live du spectacle, notamment de nombreux gros plans sur des jeux de regards intenses et pénétrants. Nikolay Borchev délivre ainsi une grande performance théâtrale en ténébreux Don Giovanni. Son timbre doux et corsé sait se faire autoritaire et gagne en amplitude dans l’aigu. Il ne peut toutefois empêcher un léger tremblement lorsque les notes sont tenues. Michael Nagl caractérise un Leporello bonhomme puissant et attachant, à l’aise dans les profondeurs de sa tessiture.
Jeanine de Bique prête à Donna Anna son timbre capiteux, mordoré dans les graves, qui manque de tranchant dans le trio introductif, mais fait merveille dans son dernier air, où elle offre un jeu de nuance et une agilité exceptionnels. Sophie Marilley peint une Donna Elvira moins victime qu’à l’habitude (elle ne se désole pas d’apprendre que son moment de tendresse n’était pas partagé avec Don Giovanni mais avec Leporello). Son vibrato fin et rapide, son phrasé incisif mais empreint d’une grande musicalité, ne trouvent leur limite que dans un souffle un peu court. Alexander Sprague, Don Ottavio odieux dans cette mise en scène, dispose d’une voix claire et bien projetée, mais s’éloigne trop peu d’un phrasé plaintif.
Patrick Bolleire est un Commandeur tonnant, au timbre clair et au legato bien construit, qui se relève après sa mort pour rejoindre le public, laissant simplement une marque au sol, à la craie (« au théâtre, tout est faux », précisent les textes projetés). Anaïs Yvoz, de l’Opéra Studio de l’OnR, campe une Zerlina battante au sourire ravageur. Sa voix, au timbre soyeux et coloré, intensément projetée et vibrée, manque parfois d’assise dans l’aigu. Igor Mostovoi (également membre du Studio) est un Masetto dynamique aux graves appuyés, bien que son phrasé manque de vigueur.
Beaucoup de metteurs en scènes se seraient brûlé les ailes sur une telle proposition. Marie-Eve Signeyrole semble même surprise qu’aucune huée ne s’élève d’un public enthousiaste, bien qu’un peu sonné.