La Passion selon Saint Jean pour l'anniversaire des Arts Florissants à la Philharmonie
Dans la vaste polysémie du lexique pascal, se retrouve la locution allemande Karfreitag (pour désigner le Vendredi saint) dont l’acception littérale est « Vendredi de deuil ». Ce deuil renvoie à la Passion de Jésus Christ qui s’est achevée par sa crucifixion sur la colline du Golgotha. Cela explique la richesse en Allemagne (dans l’Église luthérienne) du genre musical et paraliturgique nommé Passion, cultivé avec la plus grande dévotion, dans une atmosphère quasi religieuse convoquée encore ce soir par les artistes des Arts Florissants : prière est faite au public de n'applaudir qu’à l’issue de la soirée. Néanmoins, cet accord tacite reste transgressé par la moitié de la salle au début et à la fin de l’entracte, le reste de l’assistance faisant taire les « profanateurs ».
À la fois Directeur musical et claveciniste, William Christie ordonne un tempo rapide pour le début fougueux et dramatiquement intense (chœur Herr, unser Herrscher-Seigneur, notre souverain). Ayant convoqué peu de musiciens, il parvient tout de même à obtenir un son massif et équilibré, enrichi par des nuances dynamiques très subtiles. Côté choristes, ce sont les voix féminines qui se distinguent par leur clarté et le volume sonore, parfois au détriment de leurs collègues masculins qui restent souvent couverts par l’orchestre. Pourtant, dans les chorals et dans certains chœurs, Christie met en œuvre sa grande habileté artistique pour faire ressortir tout le tissu polyphonique de la partition. En outre, la musicalité est transportée par les flûtistes et hautboïstes, ainsi que les instrumentistes de la basse continue (dont Thomas Dunford au luth qui poursuit le concert malgré une corde brisée).
L’évangéliste Reinoud van Mechelen est un ténor à la tessiture de haute-contre et au timbre doux, qui s’adapte bien d’ailleurs à ce type de répertoire. Son allemand est très nettement articulé. Il veille à une accentuation propre de chaque mot et de chaque note. Il est souverain dans les mélodies sautillantes et mélismatiques, tout comme en récitatifs lents et/ou larmoyants lorsqu’il déploie sa voix de poitrine tenant les notes longues. Quant au Jésus d’Alex Rosen, il arbore une basse ronde et chaleureuse qui révèle toute sa splendeur dans les graves profonds et chatoyants, créant ainsi un joli contraste vocal avec la voix d’Évangéliste qui le précède fréquemment. Son vibrato est bien mesuré et au service du phrasé qu’il emploie avec beaucoup de finesse. Bien que ses aigus soient parfois instables et un peu forcés, sa voix de fausset plaintive lorsque son personnage (Jésus) énonce ses derniers mots sur la croix suscite un moment de suspend et d’émoi.
Rachel Redmond fait preuve d’une grande endurance vocale en enchaînant sa troisième Passion de Bach en trois jours, après avoir réalisé deux fois la Passion selon Saint Matthieu avec Jordi Savall à Versailles et à la Philharmonie de Paris. Remplaçant, pour cette Saint Jean, Katherine Watson qui a déclaré forfait pour raisons de santé, Redmond dévoile une sonorité rayonnante qui se projette bien dans la Philharmonie. Cette fois-ci, elle est à l’écoute de l’orchestre et ne perd pas la pulsation rythmique en contrôlant son souffle après les longues phrases. Lucile Richardot est en harmonie avec l’orchestre pendant les deux airs qu’elle interprète : elle s’adapte aisément aux différents caractères des morceaux concernés et manifeste sa virtuosité dans les passages rapides qu’elle parcourt avec une facilité éblouissante. Le ténor Anthony Gregory possède une voix de tête solide, ainsi qu’une belle prononciation du texte qui est, malheureusement, souvent imperceptible. Il se heurte à des difficultés de justesse dans les aigus, tout comme son collègue baryton Renato Dolcini en Pilate qui d’ailleurs dévoile des faiblesses techniques dans les mélismes mal maîtrisés, mais garde tout de même la précision rythmique. La riche palette de ses expressions faciales fait preuve de son étude approfondie du texte.
L’effectif au complet entonne la prière Ruht wohl (Repose en paix) en délicatesse et harmonie par laquelle il fait ses adieux à Jésus et au public, finalement autorisé à récompenser les musiciens par ses acclamations.