Carlo Gesualdo à l’Oratoire du Louvre : ténébreuses méditations
Au début
de ce
concert-cérémonie
liturgique, une lumière crépusculaire baigne le Temple de l’Oratoire. À
la fin, au moment de la crucifixion, l’auditoire sera plongé dans
les ténèbres, le ciel de Paris se sera revêtu de noir. Dans cette
obscurité nocturne, seules quelques petites ampoules éclairent les
partitions. Scénographie intime et dépouillée : l’atmosphère
doit être propice à l’introspection. Aussi le public est-il
resserré en carré autour du chœur, lui-même disposé en cercle
autour de Björn
Schmelzer, qui dirige avec ferveur ses chanteurs.
Mais leur place n’est pas figée : au fil des motets, ils sont
amenés à chanter en tutti
ou en effectif réduit —un ou deux solistes,
s’écartant alors ponctuellement de la ronde. Celle-ci tournera
aussi lentement, de façon à spatialiser les voix et à créer une
« expérience psycho-acoustique ».
Les choristes ne sont pas organisés par tessiture : les basses se mêlent aux sopranos, de sorte que chaque courbe mélodique ressort très distinctement par contraste, ciselée comme une pièce d’orfèvrerie. Cette disposition a l’avantage de mettre en relief la superposition des plans sonores et l’écriture en contrepoint, de faire s’entrechoquer les voix, d’accentuer le travail des dissonances et des écarts de tonalités. L’harmonieuse (et reposante) simplicité des unissons se fait en revanche plus rare.
N’émanant pas d’une commande officielle, l’œuvre de Gesualdo a bénéficié d’une grande liberté d’écriture, permettant à la personnalité du compositeur de s’épanouir. Destinée à être jouée dans un cadre privé, elle s’ouvre à des interprétations diverses, de l’expression pathétique des sentiments à la sobriété de l’ascèse spirituelle. Or, entre ces deux polarités, Björn Schmelzer semble ne pas vouloir prendre parti. Dans cette hésitation, c’est la technique qui l’emporte, époustouflante de virtuosité chromatique, mais un peu âpre. La puissance émotionnelle est retenue, alors que l’écriture offrait de nombreux éléments affectifs (lamentation, violence, affliction) : ainsi certaines phrases musicales, surgissant du lointain, auraient pu se détacher du chœur avec plus de force, certains mélismes, comme autant de sanglots, auraient pu être plus projetés. La douleur se veut contenue, jamais explosive : soit, mais la pureté recherchée crée parfois une beauté sèche.
Les huit chanteurs affrontent avec une remarquable précision cette partition exigeante. Aussi bien dans les arabesques vocales, dans les accords dissonants et instables que dans l’articulation du texte latin. Certains passages sont particulièrement martelés, ajoutant à la richesse sonore de l’œuvre : ils font siffler les consonnes sourdes (s, ks), vibrer les fricatives (r) ou appuient les chuintantes (ch). Les contre-ténors ont des voix d’une grande limpidité et une remarquable maîtrise du souffle, en particulier Razek-François Bitar dont les trémolos sont suaves et poignants. Arnout Malfliet fait résonner une basse profonde et chaude, tandis que la soprano Carine Tinney déploie un timbre rond et velouté, au beau vibrato (même si elle a rarement l’occasion de le faire entendre). La soprano Anne-Kathryn Olsen, avec sa voix dense et pénétrante, tient le cantus. Parfois, sa mâchoire serrée tend à nasaliser la pureté angélique de sa voix. Au contraire, le ténor Adrian Sîrbu laisse affleurer toute sa sensibilité. Avec sa puissante voix de poitrine, il peut aussi intérioriser des lamentos bouleversants et d'une grande délicatesse. Son large ambitus lui permet de passer avec souplesse des graves aux aigus (en voix de tête).
Sur le long psaume final, interprété avec finesse, l’ensemble acquiert une flamboyante élévation. C’est sans contrition aucune que le public, transporté, fait retentir une salve d’applaudissements.