Jésus et la foule ou la Passion selon Saint Matthieu de Bach au TCE
Le public sourit lorsqu’il se rend compte que la date du concert
correspond exactement aux dires de Jésus (Ihr wisset, daß
nach zweien Tagen Ostern wird… : Et voici que
la Pâque aura lieu dans deux jours…) : l’action est contée dans une temporalité
équivalente à celle du drame, renforçant ainsi l’adhésion de la
salle à ce qui se déroule sur scène.
Cet effet rend les événements racontés d’autant plus poignants que la direction de Václav Luks met immédiatement l’accent sur la théâtralité de l’œuvre : invitant à plonger in medias res (en plein milieu de l’action) dans une situation dont il sait exacerber les diverses étapes avec subtilité (jeu de question-réponse du chœur, contraste saisissant entre le duo des deux interprètes féminins et le chœur des apôtres au moment où le Christ est livré, entre autres). La direction se fait allante et dramatique, parfois néanmoins au détriment d’un travail musical qui aurait sans doute pu être plus varié : si l’Orchestre National de France "sonne" et si les instrumentistes semblent très réceptifs aux gestes gracieux et expressifs du chef, le jeu manque de diversité dans les couleurs instrumentales et le son demeure assez académique à tous les pupitres, notamment en ce qui concerne les instruments à vent, très souvent sollicités. Cela n’entame nullement la grâce des tempi vifs et habités illustrant l’oppression aussi bien que le caractère inéluctable de cette « Passion-Oratorio ».
La voix du baryton-basse croate Krešimir Stražanac navigue entre la noirceur du bronze et l’éclat de l’acier, la projection est puissante, le texte soigné grâce à une articulation irréprochable et legato. L’artiste est d’autant plus réconfortant qu’il chante avec une détente et une apparente facilité communicatives, lui permettant de proposer un personnage dont la simplicité rime avec la justesse : ses interventions sont ciselées avec une noblesse tantôt retenue, tantôt émue, tantôt menaçante qui n’excède jamais la mesure de l’oratorio ou encore ne cède jamais à un maniérisme facile qui n’aurait pas sa place ici.
L’Évangéliste du ténor allemand Maximilian Schmitt est d’une grande tenue vocale lui aussi. D’une expressivité moins aristocratique que son collègue, l’implication franche est incandescente. La voix, éclatante et bien projetée (même si certains signes de fatigue se font entendre durant la soirée) est entièrement mise au service de ce qui est narré, au point que l’artiste n’hésite pas à sacrifier la beauté du timbre pour servir le texte. L’auditoire retiendra particulièrement l’arrestation du Christ où la narration se fait trépidante et où le ténor sait user intelligemment sa palette expressive pour transmettre la brutalité et la désolation des événements relatés, avec notamment un judicieux emploi de la voix mixte (entre tête et poitrine).
L’implication des voix féminines est réelle, voire un peu trop ostentatoire par moment. La soprano Emöke Baráth dispose d’un timbre brillant, mais beaucoup de gestes parasites viennent freiner la projection et empêchent l’épanouissement d’un instrument qui ne parvient jamais de façon homogène. Ces limites se font entendre dès le premier air, avec notamment des problèmes de souffle (phrases saccadées, aigus trop bas) que l’artiste cherche à compenser en articulant beaucoup le texte, ce qui a tendance à hacher le discours. Quant aux effets, souvent appuyés, ils rendent l’interprétation maniérée ce qui réduit grandement le potentiel émotif de ses interventions, et ce malgré un dévouement sincère et apprécié.
Sophie Harmsen est quant à elle en retrait : le timbre est certes rond mais sourd, la voix manque de puissance à tel point que les graves sont inaudibles et le médium peine à se faire entendre. Dans sa recherche de puissance, la mezzo-soprano baisse la tête, écrasant de façon inconfortable son larynx. La tenue vocale en est forcément affectée : l’articulation se fait dure ici encore, la ligne manque ainsi que le souffle, appauvrissant la musicalité de l’interprète que l’on sent pourtant affleurer de temps à autre. La chanteuse se distingue toutefois par une présence élégante et une noblesse de port qui ne passent pas inaperçues.
Les interventions de Krystian Adam (ténor) et Johannes Weisser (baryton) sont appréciées pour leurs qualités : le premier a pour lui un timbre vaillant qui toutefois se décolore un peu dans le registre aigu, le second possède une voix sombre et flatteuse dont l’emploi manque parfois de finesse. Le Chœur de Radio France, enfin, préparé par Edward Caswell et Marie-Noëlle Maerten, est un autre grand triomphateur de la soirée : personnage à part entière, malléable, réceptif, il fait la démonstration de son travail et de son implication scénique. Le son très expressif parcourt un nuancier à partir duquel le chef compose beaucoup des moments forts de cette soirée jusqu’au somptueux chœur final. Certains choristes offrent des interventions ponctuelles (le personnage de Judas, pour ne citer que lui) toujours justes et entretiennent la théâtralité des situations.
L’ensemble est généreusement applaudi par un public heureux d’avoir pu profiter d’un des chefs-d’œuvre de Bach, qui revient chaque année dans les salles de concert mais dont on ne se lasse pas de redécouvrir la grande force dramaturgique d'une musique exaltante.