Requiem de Verdi par Currentzis au Festival de Pâques d’Aix-en-Provence : de bure et d’encens
La
conception proposée par Currentzis, profondément habitée semble
s’inscrire dans les paradoxes apparents du personnage, sorte
d’« ange du bizarre », à la fois ascétique et
flamboyant. Longiligne, blanc de peau et noir d’habit (en longue
chemise de yogi catholique), il surgit tel un personnage fantastique,
sorte de Johnny Depp version Tim Burton.
Le côté ascétique du personnage (la bure), se retrouve chez les interprètes vêtus de longues soutanes noires et le Grand Théâtre de Provence devient une crypte dans laquelle s’installent les musiciens et les choristes, au pas lent d’un Introït grégorien. L'ascèse se trouve surtout dans la rigoureuse précision dont le chef fait montre : gestique millimétrée, gestion analytique des tempi, équilibre sonore. Et surtout dans sa capacité à fabriquer le silence, celui du sépulcre, celui de la prière. Le côté flamboyant du personnage (tel l’encens), se trouve dans sa théâtralité, baroque plus que belcantiste. Et surtout dans la capacité du chef à fabriquer de la lisibilité visuelle : violons et altos se tenant constamment debout, chorégraphie des coups d’archets, pupitres des vents se levant juste à temps, spatialisation stéréophonique des trompettes.
Le
corps du chef se déporte, étend ses longs bras jusqu’à l’espace
intime des solistes, dont il insuffle les élans expressifs, mimant
quasiment la ligne de chant. Mesure et démesure sont réunies, sans
doute puisées dans sa fréquentation du grand répertoire
beethovénien. La retenue
(Hostias)
fait place à l’explosion (Dies
Irae), mais toujours
conservant sa structure temporelle.
Le chœur articule une langue commune avec l'orchestre, allant du cri au susurrement (toujours avec musicalité et complémentarité) : un dialogue prolongé avec les solistes. La soprano russe Zarina Abaeva (de l’Opéra de Perm) sait implorer le ciel (Salva me, Libera me), déployer fragilité et force vocales jusqu’au sacrifice. Quelques difficultés dans l’attaque de l’aigu, à deux ou trois reprises, sont admirablement surmontées jusqu’à l’extatique finale (depuis le cœur des choristes). Son timbre est précieusement moiré, dans la richesse comme dans l’évanescence.
La mezzo-soprano roumaine Hermine May est résolument opératique, ce qui lui permet de contourner les obstacles de la partition (la puissance de l’orchestre) ainsi que l’extrême tension qui préside à la conception de Currentzis. Le timbre est chaud, homogène, le phrasé ciselé, l’expression convaincante. Les deux chanteuses unissent leur timbre, leur phrasé, dans des textures précieuses et transparentes (Recordare, Agnus dei).
Le ténor ukrainien Dmytro Popov tonitrue légèrement en ouverture, ayant la responsabilité d’engager le quatuor soliste dans le Kyrie. C’est dans la douceur et la retenue (couleur, dynamique et legato), la sincérité de l’engagement scénique (Ingemisco, Hostias), plus que dans l’amplification, qu’il y trouve sa place.
Enfin, la basse germano-koweitienne Tareq Nazmi apporte à la soirée son troisième frisson (après le chef et le chœur). Il semble avoir su trouver et ne jamais quitter la place du timbre la plus appropriée au rôle, qu’il tire du côté de l’oratorio (Mors stupebit). De fait, il se passe de pupitre et tient directement le livre ouvert de sa partition biblique entre les mains. L’ampleur du souffle est à la mesure des longues lignes verdiennes (Tuba mirum, Lacrymosa). Héritant, comme sa collègue soprano, des plus grandes tensions vocales, il présente quelques ténus problèmes de justesse dans les attaques, ce qui démontre combien, à chaque fois, il s’agit pour la musique de sourdre du silence et de ses étirements.
Une fois le Livre refermé, le prêtre Currentzis impose une longue minute de silence (encore lui), prolongé. Quelques "impies" applaudissent malencontreusement avant l'ovation debout.