Marianne Crebassa et Fazıl Say : duo poétique et musical au TCE
Le
programme conçu par Fazıl Say et Marianne Crebassa offre une
séduisante alternance de mélodies célèbres (le cycle Shéhérazade
de Ravel, Chanson triste ou Au pays où se fait la guerre
de Duparc), d’autres, un peu moins souvent entendues en récital
(trois mélodies de Claude Debussy composées sur des poèmes de
Verlaine en 1891, deux des quatre Mirages de Gabriel Fauré : "Cygne sur l’eau" et "Danseuse"), avec
aussi quelques pièces pour piano ou piano et voix : les Trois
Gnossiennes d’Erik Satie, deux Préludes de Debussy, les
Gezi Park 2 et 3 que Fazıl Say composa en 2014 en hommage aux
protestations qui eurent lieu à Istanbul en 2013 contre la
destruction du parc Gezi. Si le Gezi Park 2 est une sonate
pour piano, le troisième est, initialement, une ballade pour
mezzo-soprano, clavier et orchestre à cordes – ici adaptée en une
version pour piano seul et voix.
La grande complicité de ces deux musiciens n’a pu que se renforcer au fil des récitals déjà donnés : les lignes pianistiques et vocales se complètent, fusionnent, s’opposent, s’attendent, revêtant une égale importance et délivrant in fine un message d’une intense teneur poétique. Fazıl Say éblouit par un jeu raffiné mais n’excluant pas la violence quand nécessaire, notamment dans les deux Gezi Park : les sonorités graves, les rythmes heurtés, les forts contrastes dynamiques, la répétition de cellules mélodiques ponctuées d’accords sombres sonnant tel le glas, créent une étrange ambiance, tantôt sombre, oppressante, tantôt apaisée et porteuse d’espoir. En un geste qui lui est propre, Fazıl Say élève régulièrement les mains au-dessus du clavier, semblant ainsi prolonger la musique par le geste, ou la porter en offrande jusqu’au public.
Le timbre de Marianne Crebassa envoûte et émeut immédiatement les auditeurs : son petit vibrato serré et expressif n’y est sans doute pas pour rien, de même que ses couleurs chaudes, légèrement rocailleuses dans le grave, douces et veloutées dans le médium ou l’aigu, ainsi que le soin apporté au legato, toujours d’une grande élégance. C’est peut-être précisément pour ne pas briser le legato que certaines consonnes occlusives ([t], [d], [k]) manquent d'éclat, ou que, dans le médium et l’aigu, certaines voyelles ont tendance à se confondre (o, a, ou). L’intelligibilité des textes en est parfois compromise pour les spectateurs peu familiers des mélodies proposées, se trouvant contraints de suivre les paroles sur le programme. Cela n’ôte rien à sa musicalité engagée, vocalement, physiquement, dans les pièces les plus dramatiques : les deux mélodies de Duparc (notamment Au pays où se fait la guerre) et l’envoûtant Gezi Park 3, longue et bouleversante vocalise, lamentation douloureuse qui parcourt tous les registres de la voix de mezzo avant de s’évanouir en une spirale ascendante, tel un point d’interrogation questionnant l’avenir et la possibilité d’un retour à l’apaisement et à la fraternité.
Un seul bis pour conclure la soirée : le Voi che sapete de Chérubin, d’une délicieuse androgynie. Sous les applaudissements chaleureux du public, un bouquet est offert à Marianne Crebassa : il est curieux qu'au Théâtre des Champs-Élysées, pourtant pionnier dans l’égalité femmes-hommes (c’est l’un des premiers théâtres à avoir imposé les bouquets pour les femmes et pour les hommes) Fazıl Say ait été oublié, lequel s’est vu malgré tout offrir une fleur, arrachée par la chanteuse à son propre bouquet.